Sommes-nous les instruments de soulagement d’un système qui mutile ?
Voici une lettre ouverte « aux psys », écrite par Vincent Wattelet, psychologue et formateur en processus de transition.
Cher·e·s psys,
Depuis un certain temps, j’ai envie de nous écrire.
Nous, dont une partie de la vie est tournée vers le soin de l’autre, nous qui souhaitons que la personne que nous accompagnons s’individue, devienne pleinement sujet. Nous, qui posons des cadres thérapeutiques, des contenants sécurisants pour que la psyché de cette personne ne se mêle pas (trop) à la nôtre, pour lui garantir une liberté fondamentale.
Souvent, nous travaillons avec la personne seule. Il nous arrive aussi de travailler avec le couple, les parents, la famille, l’institution, l’organisation, élargissant ainsi la compréhension de ce qui fait symptôme, de ce qui s’ankylose et des possibilités de remettre du mouvement.
Avec des courants comme la systémique, la santé psychique de l’individu n’est plus uniquement liée à sa subjectivité, mais dépend aussi fortement de son tissu relationnel, des systèmes (familiaux, professionnels, etc.) dans lequel l’individu évolue et de la santé de ces derniers. Des mouvements comme la psychiatrie démocratique élargissent encore cette interdépendance psychique, en entrelaçant la psyché avec la société. Est-ce possible, voire sain, d’être en bonne santé dans une société qui dysfonctionne ?
L’écopsychologie va plus loin, ou plutôt revient aux racines plus anciennes de l’humain. « Une plante ne pousse pas sous une pierre. » Elle postule que notre psyché est profondément liée à la Terre et que ce lien rend impossible la santé de l’une si l’autre est en souffrance.
Beaucoup d’entre nous savent déjà que notre psyché est liée à la société. Il est temps de se souvenir que nous sommes aussi façonné·e·s par la Terre et les autres vivants, jusqu’aux virus, et que nous les façonnons à notre tour. Nous ne sommes pas posé·e·s sur un vaisseau Terre naviguant dans l’espace, attendant de monter dans un autre quand celui-ci sera rouillé ou n’aura plus de carburant. Nous sommes une part de la Terre, nous avons grandi avec elle et l’avons profondément transformée.
Depuis quelques années, des milliers de personnes viennent dans nos cabinets, dans nos centres, dans nos ateliers en portant des blessures multiples liées à l’état du monde :
- Tristesse face à ce qui est détruit, à la disparition de milliers d’espèces et de milieux
- Colère face aux migrant·e·s parqué·e·s, à la totale inadéquation des réponses politiques aux crises systémiques
- Peur de la fin du monde… angoisses d’un présent/futur au climat chaotique, à la société polarisée, vivant au rythme de pandémies, de catastrophes climatiques, de récessions, de délitements sociaux…
- Impuissance
- Culpabilité
- Honte
- Anxiété
- Dépression
- Etc.
Il est très difficile d’entendre témoigner de ces nouveaux « troubles » psychiques (écoanxiété, ecological griefs, solastalgie, etc.) car nous, les psys, sommes plus que jamais concerné·e·s par les problématiques auxquelles nous sommes confronté·e·s. Ce sont également nos propres vies et celles de nos proches dont il est question. Nous ne sommes pas immunisé·e·s contre le déni ou les multiples autres façons de tenir loin de soi les réalités écologiques et sociales.
Pour moi, ce serait une terrible erreur de ranger ces troubles dans de nouvelles cases, de leur donner peu ou prou les mêmes réponses, voire d’en faire de nouvelles spécialisations… et d’éviter les questions fondamentales qu’ils soulèvent :
- Quels rôles sociaux voulons-nous jouer en tant que psys ?
- Sommes-nous des pansements sur des blessures ouvertes ? Des analgésiques contre l’esprit de révolte ? Des instruments de soulagement d’un système qui mutile autant la Terre que nos psychés ?
- Ferons-nous plus de la même chose ?
- Accompagnerons-nous ces personnes en souffrance à mieux « gérer leurs émotions » ? À continuer à s’« adapter » ? Jusqu’où ? Jusqu’à quand ?
- À quel moment la neutralité, si bienveillante soit-elle, devient-elle une collaboration silencieuse ?
Pour moi, être psy est profondément politique. Prendre soin est subversif. Un choix est posé, dès le départ : chaque individu a droit à la dignité, chaque individu a le droit de devenir sujet de sa vie, d’être accompagné, de comprendre et de dépasser les multiples conditionnements qui l’agitent, de soulager ses douleurs psychiques. Cette individuation peut mener chacun·e à se mettre davantage en présence de ses besoins, au-delà des envies alimentées par le système consumériste.
Sans prétendre à l’universel, nous connaissons les conditions d’accès au bien-être : combler les besoins physiologiques, bien sûr, mais aussi être reconnu·e, se sentir appartenir, lié·e, pouvoir donner du sens, aimer et être aimé·e, se sentir utile, créer, etc. Nous pouvons y ajouter sans crainte : les besoins de stabilité climatique, de pouvoir vivre dans son pays, de marcher dans un paysage (presque) intact, d’avoir une certaine liberté de choix et de ne pas craindre pour sa vie ou son intégrité.
Un défi fondamental est devant tout psy : jusqu’où participer au système qui a créé les blessures que j’aide à cicatriser ? Le système actuel entraîne la chosification, des personnes et du reste du vivant, et l’atomisation de la société. Dans ce système, il est facile de faire reposer sur l’individu le choix ultime (être un·e écocitoyen·ne responsable dans sa consommation). Facile, peu coûteux, mais aussi un leurre. Nous savons que les choix individuels sont conditionnés par les infrastructures, par les normes sociales, par les récits sociétaux.
Une décision doit être prise : avons-nous le droit et le temps d’attendre que chaque individu soit en capacité de dépasser ses conditionnements pour construire une société qui soutient la vie ? Ou pouvons-nous nous engager pour aider celles et ceux qui cherchent à changer les structures sociales ?
Quand et où commence : « ne pas nuire ? »
Des acteur·trice·s de la société civile se mobilisent depuis des années pour construire ou maintenir les structures nécessaires à la santé, y compris psychique.
Des acteur·trice·s de la société civile se mobilisent depuis des années pour défendre le vivant, nous compris.
Ces mouvements ont besoin de psys pour que circulent les émotions, pour que soient évités, quand c’est possible, les épuisements systématiques, pour prendre soin des relations et construire à partie des divergences.
Et nous, psys, avons besoin de ces mouvements pour ne pas nous épuiser à minimiser l’impact des traumas infligés par une société destructrice, pour donner un sens plus large et plus profond à notre engagement pour l’humain.
Alors, prêt·e·s à sortir des cabinets ?
Auteur : Vincent Wattelet
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