Chaque culture a sa façon d’exprimer la souffrance psychique. Mais la médecine occidentale impose de plus en plus son répertoire de symptômes et les traitements qui vont avec. Le journaliste Ethan Watters en donne la preuve par la dépression et le stress posttraumatique.
En ces temps de mondialisation, nous devrions être sensibles aux différences locales et y attacher de la valeur. Et savoir que toutes les cultures n’ont pas la même conception de la psychologie humaine est crucial dans l’approche de la santé et de la maladie mentale.
Ainsi, un Nigérian peut souffrir d’une forme de dépression propre à sa culture, qu’il décrira par une sensation de brûlure dans la tête, alors qu’un paysan chinois parlera simplement de douleurs à l’épaule ou à l’estomac. Et une étude auprès de réfugiées salvadoriennes traumatisées par une longue guerre civile a montré que certaines d’entre elles ressentaient ce qu’elles appellent des calorías, une sensation de chaleur corporelle intense.
Les psychiatres et les anthropologues médicaux qui étudient la maladie mentale dans différentes cultures ont constaté depuis longtemps que les troubles mentaux n’étaient pas uniformément répartis dans le monde et ne se manifestaient pas partout de la même façon. Malheureusement, aux Etats-Unis, pays qui domine le débat international sur la classification et le traitement des pathologies, les professionnels de la santé mentale font souvent peu de cas de ces différences. Pis, les pathologies mentales s’uniformisent à un rythme vertigineux.
C’est cela qui m’a incité à écrire Crazy Like Us [Fous comme nous], où j’étudie la propagation de quatre maladies : l’état de stress posttraumatique (ESPT), l’anorexie, la schizophrénie et la dépression. Je m’attacherai ici à deux formes occidentales de pathologies mentales, la dépression et l’ESPT, qui se répandent dans le monde à la vitesse d’une maladie contagieuse, annihilant sur leur passage les formes locales existantes.
Deux forces puissantes mais distinctes sont à l’œuvre. Le diagnostic de l’ESPT est propagé par des groupes de thérapeutes occidentaux itinérants, qui établissent des centres d’aide psychologique d’urgence au lendemain de guerres et de catastrophes naturelles. Quant à notre conception occidentale de la dépression, ce sont des multinationales pharmaceutiques qui la promeuvent, car elles engrangent des bénéfices colossaux chaque fois que de nouvelles cultures intègrent cette notion et achètent leurs antidépresseurs.
Laurence Kirmayer, directeur du département de psychiatrie sociale et transculturelle à l’université McGill de Montréal, était aux premières loges lorsque le laboratoire GlaxoSmithKline (GSK) lança au Japon, en 2000, son antidépresseur à base de paroxétine (commercialisé selon les pays sous le nom de Paxil, Seroxat ou Deroxat). Kirmayer, grand spécialiste de l’impact du milieu culturel sur la santé mentale, avait été invité à un colloque parrainé par le laboratoire au Japon. Ce n’est qu’à son arrivée qu’il en comprit les intentions véritables : GSK avait besoin de ses connaissances pour comprendre comment modifier les croyances culturelles autour de la maladie.
“La présentation clinique de la dépression et de l’anxiété dépend non seulement de l’environnement ethnoculturel des patients, mais aussi des structures du système de santé dans lequel ils s’insèrent et des catégories et concepts diagnostiques qu’ils rencontrent dans les médias et dans leurs échanges avec leur famille, leurs amis et les médecins”, écrira plus tard Kirmayer dans The Journal of Clinical Psychiatry. Avec la mondialisation, tous ces facteurs sont “en interaction et en transformation constantes de part et d’autre des frontières ethniques, culturelles, sociales et nationales”. Autrement dit, les croyances culturelles sur la dépression et la représentation de soi sont malléables et perméables aux messages qui s’exportent d’une culture à l’autre.
Le marché japonais posait à GSK un problème extrêmement difficile. Certes, il existait bien au Japon un diagnostic clinique de la dépression (utsubyo), mais il ne ressemblait en rien à la version américaine : il décrivait une pathologie aussi dévastatrice et aussi stigmatisante que la schizophrénie, et rare de surcroît, ce qui compromettait les perspectives commerciales des antidépresseurs au Japon. La plupart des autres états mélancoliques n’y étaient pas considérés comme des maladies. Pour que la paroxétine soit un succès, il ne suffisait donc pas d’accaparer le marché restreint des Japonais à qui l’on avait diagnostiqué une utsubyo. Il fallait modifier l’idée qu’on se faisait de la dépression dans le pays.
Modifier l’idée qu’on se faisait de la dépression au Japon
“J’ai vu une multinationale pharmaceutique travailler dur pour redéfinir les représentations de la santé mentale, raconte Laurence Kirmayer. De tels changements ont des effets considérables, car ils influent sur les conceptions culturelles de la personne, mais aussi sur la façon dont les gens mènent leur vie. Et c’est un processus à l’œuvre partout dans le monde. Ces entreprises chamboulent des croyances enracinées de longue date dans les cultures sur le sens de la maladie et de la guérison.”
GSK est manifestement parvenu à ses fins. En présentant la dépression comme un kokoro no kaze (“un rhume de l’âme”), le laboratoire a réussi à généraliser le diagnostic. L’année qui a suivi le lancement de la paroxétine sur le marché japonais, les ventes ont rapporté 100 millions de dollars. En 2005, elles avoisinaient les 350 millions de dollars.
Mais la dépression a un rude concurrent : l’état de stress posttraumatique. Ce syndrome n’a une existence “officielle” que depuis 1980, date de son entrée dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), établi par l’Association américaine de psychiatrie, mais il a connu un essor fulgurant. Les thérapeutes occidentaux l’invoquent dans le monde entier après des catastrophes naturelles, des guerres et des génocides. Pour Allan Young, anthropologue médical à l’université McGill, la généralisation des diagnostics d’ESPT dans le monde est sans doute “la plus belle success story de la mondialisation”.
Les thérapeutes se précipitent trop souvent pour guérir les blessures psychiques des personnes traumatisées sans se demander si ce diagnostic est pertinent partout. “Le sens que l’on donne à un événement douloureux a de lourdes répercussions sur le psychisme humain, et ce sens n’est pas le même partout. Le sens importe tout autant que l’événement lui-même”, souligne Ken Miller, psychologue au Pomona College, en Californie, qui a étudié les réactions aux traumatismes de guerre en Afghanistan et ailleurs.
Il a constaté de nombreuses réactions psychologiques qui n’étaient pas répertoriées en Occident parmi les symptômes d’ESPT, et dont certaines n’avaient aucune traduction connue en anglais. En Afghanistan par exemple, Ken Miller a rencontré l’asabi, sorte d’hypersensibilité nerveuse, et le fishar-e bala, une sensation d’agitation ou de tension trop élevée.
Après le tsunami de décembre 2004, Giathra Fernando, psychologue à l’université d’Etat de Californie à Los Angeles, a également constaté au Sri Lanka des réactions psychologiques au traumatisme propres à la culture locale. Le plus souvent, les Sri-Lankais décrivaient des symptômes qui ne correspondaient pas à ceux figurant dans la plupart des tableaux cliniques utilisés en Occident pour l’ESPT (hypervigilance, émoussement des émotions, etc.). Les travaux de Giathra Fernando montrent que les personnes qui continuaient de souffrir étaient celles qui s’étaient retrouvées coupées de leur réseau social ou ne remplissaient pas leur rôle au sein de groupes de parenté. Ainsi, pour les Sri-Lankais, les dégâts causés par le tsunami se produisaient non pas à l’intérieur d’eux-mêmes, mais à l’extérieur, dans leur environnement social.
Parmi les chercheurs qui ont rencontré des expressions du traumatisme propres à une culture donnée, beaucoup doutent que les thérapeutes puissent être utiles s’ils ne savent pas comment la détresse s’exprime localement. “Nous débarquons et nous pathologisons immédiatement leurs réactions”, regrette Arthur Kleinman, anthropologue médical à l’université Harvard. “Nous leur disons : ‘Vous ne savez pas comment vivre avec ça.’ Nous leur prenons leurs représentations culturelles pour leur imposer les nôtres. C’est une façon affreuse de déshumaniser les gens.”
La dépression et l’état de stress posttraumatique ne sont pas que des listes de symptômes. De même que l’hystérie était un trouble du xixe siècle par excellence, l’ESPT et la dépression en disent long sur la représentation de soi aux Etats-Unis et ailleurs en Occident. Ces deux affections contiennent des présupposés sur les événements susceptibles d’entraîner des troubles mentaux et sur ce qui distingue les états psychologiques normaux des états pathologiques. Elles sont bien plus qu’un ensemble de symptômes : avec elles, c’est une vision du monde que nous exportons.