Et si la psychologie partait d’une prémisse qui a la tête à l’envers ?
À savoir que l’enfance est primordiale et déterminante, et que le développement est cumulatif, une sorte d’évolution organique, atteignant un sommet et déclinant. Les premières cicatrices deviennent des blessures suppurantes ou des forces bien rétablies, mais pas des tailles nécessaires pour la forme de l’arbre, forme ordonnée par la graine elle-même. Non seulement l’enfance serait ainsi surévaluée, mais la vieillesse serait un piège dans un modèle organique attristant. Imaginons que la psychothérapie, au lieu de commencer par le petit (l’enfance) pour aller vers le grand (la maturité), au lieu de partir des traumatismes de bases et des reproches extérieurs qui déterminent ce qui va venir, commençait par la plénitude de la maturité, qui tu es, où tu es, et ce que tu es maintenant dans ton monde commun. On lit alors les feuilles, les branches et le bois mort de l’arbre en remontant jusqu’aux états plus jeunes, comme des prémonitions, images miroirs réduites de la personne plus grande. Le chêne n’est pas plus lui-même à quatre cents ans d’âge qu’au moment où on l’abat ; il est toujours lui-même. Inversons juste les histoires psychologiques principales que l’on raconte à propos de sa vie. Tu as choisi ta femme parce qu’elle était différente de ta mère, ou au contraire très semblable à elle. C’est une vielle rengaine en psychologie. Mais suppose que ton âme se soit exercée avec ta mère en vue de la vie vécue plus tard avec ta femme.
Cette manière de voir enlève le fardeau de ces années d’enfance considérées comme une erreur et toi-même comme une victime de handicaps ou de cruautés ; à la place, c’est la graine vue dans le miroir, sous des déguisements variés qui préparent ton existence et ton chemin. Ne serait-il pas alors intéressant, plutôt que de penser la psychologie du développement, de penser la psychologie de l’essence ? Si nous prenions alors notre guide intérieur en considération, nous serions réconciliés avec nos données, en y incluant tout ce qui ne marche pas et est vécu comme un traumatisme, un mauvais sort et un manque de chance, et nous serions alors beaucoup moins impatients envers notre croissance.
Pour s’ouvrir vers différentes cultures, les Hindous parlent de karma ; les romains auraient parlé de Genius. Ce guide agit comme le daemon de Socrate, cette voix qui ne disait jamais à Socrate ce qu’il devait faire, mais uniquement ce qu’il ne devait pas faire – une voix prudente, inhibitrice. Quelquefois, le génie, le guide (ou peu importe son nom) ne semble se manifester qu’à travers des symptômes et des troubles, comme une sorte de médecine préventive, qui voudrait t’empêcher de faire fausse route, sans trop savoir comment communiquer. Celui-ci tente d’annoncer sa présence (et son absence) dans et à travers les évènements, nous forçant toujours à revenir sur nous-même et sur la nature de l’évènement plutôt que sur un idéal (comme le ferait un juge intérieur) de ce qui devrait être ou avoir été (de nombreux diagnostics présupposent, inconsciemment, un idéal de normalité). Ce guide nous fait nous demander : qu’est-ce que ce moment a réclamé de moi ? Est-ce mon passé qui s’adresse à mon futur ou mon futur qui s’adresse à mon passé ? La tâche de la vie consisterait alors, à accorder ses moments avec l’image du chêne, ou faire ce qu’on appelait avant « être guidé par son génie (ou daemon, ou ange).
Ce que nous sommes réellement, et la réalité que nous vivons, est notre réalité psychique, qui n’est rien d’autre la narration d’une imagination poétique travaillant jour et nuit. Nous serions, dans cette vision, de l’étoffe dont sont faits les rêves (voir l’article sur l’imaginal de Corbin). Cela voudrait dire que notre histoire est secondaire ou contingente, et que cette image du cœur, cette histoire poétique de nous-même, serait première et essentielle. Si notre histoire est contingente et non le déterminant primaire, alors les choses qui nous arrivent au fur et à mesure (que nous appelons développement) sont diverses réalités de cette image, des manifestations de celle-ci, et non les causes de ce que nous sommes. Je ne suis plus alors, produit par mon histoire – mes parents, mon enfance et mon développement. Ce sont des miroirs grâce auxquels je peux entrevoir mon image.
Dans un poème intitulé « le sens évident des choses », Stevens dit que nous ne pouvons pas aller au-delà de l’imagination : l’absence d’imagination / doit elle-même être imaginée. Ainsi ta vie est l’opération continue de l’imagination ; tu t’imagines toi-même en train d’exister, ou autrement dit une image est continuellement en train de se former dans le chêne que tu considères comme ta réalité. La question serait alors d’avoir assez d’imagination pour ne pas se contenter seulement d’une image qui prononce notre condamnation ; mais repenser notre histoire pour voir toute la beauté présente depuis le départ dans notre graine.
La vie humaine est peut-être organique, mais dans un sens goethèen de minée par les espaces absents (comme la forme d’une jarre orientale est formée autour et par le vide qui est à l’intérieur). Peut-être que toutes les parties manquantes et les malchances sont en fait les bienfaits qui font de nous les personnes spéciales que nous sommes ?
Source :
Idée et vision proposé par James Hillman & Michael Ventura dans « Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal »