Faire l’amour autrement

Faire l’amour autrement

Dans une culture qui fétichise la performance et la génitalité, la sexualité humaine tend à être réduite à l’acte pénétratif, érigé en norme et en finalité. Dans la lignée des travaux de Gagnon et Simon sur les sexual scripts, Margaux Terrou souligne que la sexualité est une pratique codée socialement, façonnée par des normes culturelles souvent intériorisées inconsciemment. Dans ses recherches, elle démontre comment le scénario dominant : excitation, pénétration, éjaculation masculine, agit comme un « script obligé », laissant peu de place à l’exploration et à la diversité des plaisirs. Elle interroge notamment la « charge mentale sexuelle » chez les femmes hétérosexuelles, qui se sentent responsables du bon déroulé du rapport, de la satisfaction de l’autre, voire de la confirmation virile de leur partenaire. En sortir, c’est ouvrir un champ de liberté pour penser l’érotisme comme une co-création, au-delà de toute finalité phallo-centrée.

 

« La santé sexuelle comprend le bien-être sexuel, et le plaisir sexuel en est une partie importante », a déclaré Adena Galinsky, chercheuse de l’étude, de la Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health. « La façon dont les gens interagissent et leur capacité à s’écouter et à adopter le point de vue de l’autre peuvent vraiment influencer le sexe qu’ils ont. » Être à l’aise avec la communication sur le sexe permet un meilleur épanouissement sexuel.  En effet, des recherches révèlent qu’une bonne communication sexuelle est directement lié à la satisfaction sexuelle. De plus, les personnes qui sont plus à l’aise pour parler de sexe sont également plus susceptibles de le faire pendant les rapports sexuels. 

 

L’hégémonie de la pénétration : un héritage culturel et symbolique

La réduction du rapport sexuel à la pénétration s’inscrit dans une longue histoire culturelle, patriarcale et hétéronormée. Dans l’imaginaire occidental, hérité du dualisme cartésien et du dogme reproductif, la sexualité est souvent conçue comme un acte centré sur le phallus, codé autour d’un début (excitation), d’un milieu (pénétration) et d’une fin (éjaculation). Ce schéma linéaire, que les sexologues anglo-saxons nomment le Sexual Script, structure l’attente sociale et l’auto-perception du désir. Mais cette vision linéaire et génito-centrée est aussi une forme d’appauvrissement de l’érotisme humain, qui tend à invisibiliser les autres formes d’intimité : les caresses, les jeux, les regards, les odeurs, les mots murmurés à l’oreille, tout un alphabet sensoriel que la culture dominante relègue au rang de préliminaires. Or, les « préliminaires » ne sont pas l’avant, ils sont souvent le cœur même de l’expérience.

 

Une sexualité relationnelle : l’art de se rencontrer autrement

La psychosexologie contemporaine, portée par des figures telles qu’Esther Perel, Alain Héril ou encore Marie de Hennezel, nous rappelle que la sexualité est d’abord une relation. Elle est une co-création, un langage symbolique, un jeu entre altérités sensibles. Le plaisir n’est pas un objectif, mais une danse, une vibration partagée. Dans cette optique, la pénétration n’est ni bonne ni mauvaise en soi, mais elle devient problématique lorsqu’elle est sacralisée comme unique preuve d’une sexualité “réussie”. Elle peut même devenir un lieu de dissociation ou de violence symbolique si elle est pratiquée sans conscience, dans la logique de la performance ou de l’obligation conjugale. La sexualité non pénétrative ouvre, à l’inverse, des chemins de lenteur, de créativité, de réappropriation du corps. Le massage sensuel, le slow sex, les pratiques tissées de tendresse ou d’humour, les jeux de rôles, les plaisirs oraux ou manuels, les stimulations rythmiques, les échanges de souffle, autant de territoires à explorer où l’on peut s’aimer sans transpercer.

Corps pluriels, désirs multiples : vers une écologie du plaisir

Admettre que la sexualité ne se réduit pas à la pénétration, c’est aussi reconnaître la diversité des corps et des vécus. Pour les personnes ayant des douleurs (endométriose, vaginisme, dyspareunie), les personnes trans, non-binaires, en situation de handicap ou simplement fatiguées par la dictature de la performance, cette reconfiguration du script sexuel est une libération. Il s’agit alors de construire une écologie du désir : une approche qui prend soin des rythmes, qui écoute les émotions, qui respecte les fluctuations du corps. Une sexualité durable, consciente, vivante, qui ne consume pas l’autre mais le rencontre. Comme l’écrit le philosophe Jean-Luc Nancy, “le sexe est d’abord ce qui touche.” Et parfois, toucher sans entrer, c’est déjà (ou enfin) être pleinement là.

 

Réhabiliter le symbolique : faire l’amour sans faire la guerre

Faire l’amour sans pénétration, ce n’est pas « ne pas aller jusqu’au bout », c’est aller ailleurs. C’est réenchanter le contact, ralentir la course, cultiver l’instant. C’est faire l’amour avec les doigts, la voix, les yeux, la peau, c’est faire de l’amour une œuvre d’art inachevée, un poème qui n’a pas besoin de point final. En psychosexologie, cette redéfinition s’accompagne d’une revalorisation du plaisir partagé plutôt que du “score”. Les patient·es redécouvrent souvent, avec soulagement, qu’ils et elles peuvent jouir sans “performer”, s’aimer sans “prouver”, exister sexuellement sans passer par l’acte phallique.

 

Étudier la satisfaction sexuelle

Les personnes interrogées dans l’étude de Galinsky ont répondu à des questions destinées à évaluer les niveaux d’autonomie, d’estime de soi et d’empathie, ainsi que leur santé sexuelle et leur satisfaction. L’autonomie est définie comme la force de suivre ses convictions personnelles même lorsqu’elles vont à l’encontre de la sagesse conventionnelle, qui augmente généralement à mesure que les adolescents vieillissent et entrent dans l’âge adulte. L’estime de soi est une croyance en sa propre valeur, qui augmente également avec l’âge. L’empathie est la capacité à adopter le point de vue d’un autre, à voir les choses sous leur angle et à comprendre et répondre à leurs émotions.

Lorsque les chercheurs ont comparé les attributs de la personnalité avec les trois mesures de la satisfaction sexuelle (fréquence de l’orgasme, niveau de plaisir pour donner et recevoir le sexe oral), ils ont constaté que des niveaux plus élevés d’estime de soi, d’autonomie et d’empathie étaient associés à un plus grand plaisir sexuel total chez les femmes. De leur côté seule l’empathie avait un impact important chez les hommes.

 

Cartographie des pratiques alternatives

Voici un panorama non exhaustif des pratiques sexuelles alternatives, conçues comme autant de chemins sensoriels, affectifs et ludiques :

Le slow sex

Inspiré des philosophies tantriques et taoïstes, il s’agit de ralentir l’acte sexuel pour accorder une attention extrême aux sensations, à la respiration, au regard, au rythme. Ce n’est pas une technique, c’est un état d’être, une présence partagée.

Le massage érotique

Souvent oublié dans la sexualité occidentale, le toucher devient ici un langage à part entière. Des huiles, des plumes, des pressions rythmées, le corps devient paysage à explorer, sans visée utilitariste.

La sexploration sensorielle

Les jeux de température (glace, bougies), de textures (soie, velours), de sons (voix, musique), d’odeurs (huiles essentielles) peuvent éveiller des dimensions profondes du désir.

 La sexualité orale, manuelle non pénétrative

Ces pratiques permettent un plaisir intense sans reproduction du schéma phallique classique. Elles requièrent attention, communication, et une forme de don de soi.

 L’érotisme verbal et symbolique

Les jeux de rôles, les récits érotiques, les fantasmes partagés, les lettres ou messages sensuels stimulent l’imaginaire, organe érotique central selon Terrou.

La sexualité en « cercles »

Certain·es couples ou partenaires choisissent de vivre l’acte sexuel comme un cercle rituel : le début et la fin n’existent plus, seules comptent les vibrations successives. On peut aimer sans “but”, seulement pour jouir du chemin.

Être émotif dans la chambre

« Notre hypothèse est que les individus empathiques sont plus sensibles aux besoins d’un partenaire et initient ainsi un cycle de rétroaction positive (aimer faire plaisir à l’autre) », a déclaré Galinsky. « Ces atouts développementaux peuvent être plus importants pour le plaisir sexuel des jeunes femmes car ils les aident à éliminer les obstacles à la communication et à l’exploration sexuelles », a-t-il déclaré, faisant référence à l’idée que les femmes sont plus inhibées dans la chambre.

Fait intéressant, des données récentes rapportées par Sara Konrath lors de la réunion annuelle de l’Association for Psychological Science ont montré que ce type d’empathie diminue chez les adolescents et les adultes émergents, lié à la culture de la pornographie, ce qui pourrait affecter leur satisfaction sexuelle. 

 

Éclairage clinique : réinventer l’espace thérapeutique

En cabinet de psychosexologie, la question de la pénétration est omniprésente, souvent posée sous forme de souffrance : « Je n’y arrive pas », « Je ne jouis pas avec », « Je n’ai plus envie ». Ces plaintes révèlent souvent non un dysfonctionnement, mais un malaise vis-à-vis du script dominant, devenu source de pression, de honte ou de dissociation.

Cas cliniques fréquents :

  • Vaginisme primaire chez de jeunes femmes se sentant « en échec », alors qu’elles vivent de riches expériences non pénétratives.
  • Fatigue sexuelle chez des hommes, pressés de « tenir », « durer », « assurer », et coupés de leur propre sensualité.
  • Couples en crise après une longue période sans rapports, pour qui repenser l’érotisme hors du coït est un levier de renaissance.

Dans ces contextes, la thérapie vise à :

  • Déculpabiliser, déconstruire les normes intérieures.
  • Explorer les zones de plaisir et de désir avec créativité.
  • Encourager une communication érotique plus libre.
  • Redonner à l’imaginaire, au jeu, à la lenteur leur place légitime.

Pour Terrou, revisiter les pratiques sexuelles est un acte politique. Dans sa thèse et ses publications récentes, elle parle d’ »insurrection érotique » : choisir de sortir des schémas imposés, c’est revendiquer un corps libre, une sensualité plurielle, une joie non-normée. Elle écrit : « La sexualité devient un champ d’expérimentation et de résistance, où se rejoue notre rapport au pouvoir, à la norme, à l’altérité. Refuser la pénétration comme impératif, c’est aussi refuser de se soumettre à un ordre symbolique qui réduit l’amour au résultat. »

 

Conclusion : vers une écopoétique du désir

Faire l’amour autrement, c’est rendre au corps sa poésie. Ce n’est pas un renoncement, mais une ouverture. Ce n’est pas une carence, mais une profusion. C’est créer une écologie du plaisir, respectueuse, variée, joyeuse, où chacun·e peut dire : je désire à ma manière, et c’est assez. La sexualité, loin d’être un protocole à suivre, devient une aventure vivante, une œuvre à coécrire à chaque rencontre. Et parfois, un baiser lent vaut mille pénétrations.

 

 

sources :

  • Terrou, M. (2022). Sexualités hétérosexuelles et charge mentale sexuelle : étude socio-anthropologique des scripts genrés du désir.

 

 

 

Savoir ce qui nous fait plaisir, c’est questionner chacun de nos sens et voir ce qui nous fait plaisir à travers chacun d’eux : 

Les sens de l’être humain : une symphonie perceptive au-delà des cinq sens