Notre revendication de liberté exprime trop volontiers des affects négatifs : on est contre l’autorité, le pouvoir, l’Etat, etc. Or s’en tenir au refus du pouvoir, c’est rester dépendant de la réalité présente (nier, c’est encore être déterminé par ce qu’on nie). Pourtant l’on sent bien que l’idée de liberté n’aurait pu dynamiser à ce point les désirs humains si elle n’en appelait à quelque chose de positif. C’est cette dimension positive qui est intéressante car elle seule peut nous amener à dépasser une attitude simplement réactive pour investir l’avenir.
«…Je suis né pour te connaître
Pour te nommer : Liberté.» Paul Eluard
Etre libre n’est pas s’affranchir de tout (« je fais ce que je veux ») c’est devenir la cause de l’effet qu’on souhaite produire. C’est agir en connaissance de cause ; c’est donc avoir réfléchi rationnellement son but. (L’exemple connu est dans la série PrisonBreak : c’est en connaissant les plans de la prison et le fonctionnement de celle-ci que l’on peut trouver sa liberté.)
Spinoza montre (Ethique, partie III) que, dans l’expérience humaine, il y a au moins une valeur incontestable. C’est la joie. Elle est un sentiment qui, lorsqu’il se manifeste chez un individu, consacre une augmentation de sa puissance d’agir. Pour Spinoza, en effet, l’humain se réalise dans l’action. L’action, c’est la capacité pour un individu d’engendrer des effets dont il est la cause adéquate, c’est-à-dire qui peuvent être expliqués par ce qu’il est. Par l’action l’individu réalise ses désirs.
Or ses désirs expriment tous un désir essentiel, qui le définit, et que Spinoza désigne par le mot latin conatus – son effort pour persévérer dans son être. Persévérer dans son être c’est entrer en rapport avec les réalités qui sont favorables à son existence et éviter celles qui sont défavorables.
Or, il se trouve que très souvent, et même exclusivement dans la première enfance, on poursuit les réalités qui nous sont favorables par réaction à des événements qui nous sont imposés. Nos désirs sont alors des passions. Nous ne sommes pas la cause adéquate de notre comportement. Nous ne sommes pas maîtres de notre vie, nous ne sommes pas sûrs d’assurer la prospérité de notre être.
Supposons que mon patron m’affecte délibérément à une tâche qui ne correspond pas à ma qualification. Je vais le voir, je m’engueule avec lui ; je l’insulte. J’ai ainsi exprimé mon « conatus » de façon passionnelle : l’insulter, c’était rejeter un rapport humain qui m’était défavorable ; mais c’était aussi m’exposer au risque d’être licencié ; je n’ai pas maîtrisé, en fin de compte, mon rapport à la réalité de façon à le rendre sûrement favorable.
Mais si, au lieu de réagir par un affrontement individuel avec mon patron, je réfléchis à la cause de cet acte de pouvoir arbitraire et comprends qu’il s’explique par mon isolement, je puis décider alors de m’engager dans une action collective avec mon syndicat pour imposer des règles qui respectent les salariés ; mon engagement syndical est une authentique action qui s’explique par ce que je suis ; si celle-ci réussit, et elle réussira si elle a été correctement pensée, j’en éprouverai de la joie (et mes collègues aussi), ma puissance d’agir (et la leur) aura été augmentée et mon (notre) avenir sera d’autant plus assuré.
Pour Spinoza on est d’autant plus capable d’agir qu’on a des idées adéquates sur les phénomènes qui nous affectent ; l’idée adéquate est l’idée de la cause qui permet de rendre compte du phénomène, elle nous permet d’agir – de nous ménager des bonnes rencontres – en connaissance de cause.
La puissance d’agir est donc à proportion de la capacité de penser. Elle rentre dans le cadre d’une « action pensée », que nous avons établi comme pertinent pour penser la liberté.
Que peut apporter la notion spinoziste de puissance d’agir à la liberté ?
Sens commun
Elle est conforme à l’intuition commune donnée au mot liberté : être capable d’engendrer des effets qui expriment ce que nous sommes en notre singularité, c’est effectivement se sentir libre.
Souverain Bien
En spécifiant l’action pensée comme puissance d’agir, on échappe au redoutable problème posé par l’impossibilité de penser le Souverain Bien.
Dans le cadre du spinozisme, en effet, le but ultime de l’homme n’a pas à être défini, il est toujours déjà là, porté par notre nature même. C’est le « conatus », désir permanent d’être soi, d’affirmer sa nature, d’exprimer pleinement sa singularité. Autrement dit on ne peut pas ne pas poursuivre le Souverain Bien ; il n’est donc pas un problème pour la pensée.
Ce qui est un problème, c’est la manière de le poursuivre.
Soit on le fait par réaction aux événements qui s’imposent à nous, mais on n’est alors jamais assuré d’un avenir favorable, et, comme cela est très angoissant, on verse dans la superstition. Soit, nous appuyant sur les bonnes rencontres que nous avons faites lesquelles augmentent notre puissance d’agir, nous formons une idée claire de ce qui cause notre malheur et de ce qui cause notre bonheur afin d’entrer sûrement en rapport avec ce qui nous est favorable.
Penser ses buts, c’est donc ici penser les meilleures rencontres réalisables – compte tenu de l’enchaînement des causes dans le monde – afin d’augmenter sa puissance d’agir. Et le but final pourrait s’exprimer comme maximisation de sa puissance d’agir.
Pensée
La conséquence en est que la pensée n’est plus alourdie par la perspective d’une mission infinie, impossible même. La pensée a une fonction précise, limitée, celle de saisir la cause adéquate d’un phénomène qui nous affecte. Nous avons chacun tous les moyens de mener à bien cette fonction grâce à notre raison et aux notions communes (saisie de ce qui est commun à plusieurs corps) que nous formons à partir des affinités qui se constatent entre certains corps et le nôtre. Cet exercice de la pensée a un aboutissement déterminé, l’acte de comprendre, lequel incluant un sentiment de joie apporte une satisfaction sans réserve.
L’effort de penser – toute vie est effort – n’est pas triste, il contient la promesse d’une issue pleinement satisfaisante, c’est un effort joyeux.
Joie
Dans le spinozisme, la joie joue le rôle de critère de l’augmentation de la puissance d’agir.
C’est un critère universel – tout le monde connaît ce qu’est la joie et la juge positive sans restriction ; incontestable – la joie est de l’ordre du vécu et ne peut donc être illusoire ; et dénué de toute ambiguïté – tout subjectif que soit le sentiment de joie, il s’exprime de façon limpide, se communique, se partage.
Au fond on ne peut rêver de critère plus sûr pour savoir où chercher la liberté.
Société
Etre actif dans le domaine de l’esprit, c’est former des idées adéquates. Spinoza établit assez vite dans le cours de l’Ethique (part.IV, prop.35) que rien ne favorise plus l’augmentation de la puissance d’agir d’un homme qu’un autre homme actif, c’est-à-dire vivant sous la conduite de la raison.
La puissance d’agir, qui à première vue semblait indiquer une liberté simplement individuelle (agir c’est se comporter de telle façon que les résultats de ce comportement ne puissent venir que de soi), se révèle lorsqu’on considère le dynamisme de son développement, comme éminemment sociale (l’homme démultipliera d’autant plus sa puissance d’agir, qu’il sera plus capable d’entrer dans des relations d’entente avec autrui) ; il faut même dire qu’elle porte en elle la perspective d’une communauté des hommes (plus la puissance d’agir s’accroît, plus cet accroissement est commun à tous les hommes, et réciproquement).
La liberté signifiée par la puissance d’agir propose véritablement un idéal social et unificateur.
Individu
Le Bien qui est impliqué dans l’idéal d’une pleine possession de sa puissance d’agir, ne pourra jamais tyranniser un individu puisqu’il est immanent à sa nature même ; il en sera au contraire la meilleure expression.
Idéal
On peut envisager comme idéal de liberté un état de l’individu où celui-ci aurait développé sa puissance d’agir au maximum. Mais cet idéal n’est alors pas déterminable, ne serait-ce que parce que «personne jusqu’à présent n’a déterminé quel est le pouvoir du corps» (Ethique, part.III, prop.2, scolie), et que l’esprit est l’idée du corps (cf. part.II, prop.13).
Spinoza thématise la puissance d’agir maximum sous les termes de «béatitude», «amour intellectuel de Dieu», «connaissance du troisième genre». On le voit, il s’agit pour lui essentiellement d’un état d’esprit, à la fois comme connaissance de toutes les choses singulières en tant qu’elles sont expression de la puissance divine, et comme sentiment qui est de l’ordre de la joie (Spinoza définit l’amour comme «joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure» cf. part.II, prop.13).
La joie est un fondement aussi solide que souhaitable pour savoir quelle direction prendre pour devenir plus libre. Elle donne du prix à la simple progression vers plus de liberté, sans d’ailleurs laisser apparaître un terme à cette progression. Elle nous permet de former un idéal de libération qui pourrait bien être plus consistant que tout ce qu’on pourrait mettre sous l’expression « idéal de liberté ».
Le spinozisme nous en donne les moyens.
L’idéal de liberté pourrait exprimer un investissement positif de l’avenir. Il se déterminerait comme augmentation de la puissance d’agir de chacun.. Il se référerait à un processus de libération de l’individu qui serait aussi, nécessairement, un processus de libération collective. Il serait pleinement humain en ce qu’il impliquerait totalement la capacité de penser rationnellement propre à l’homme. Il ne sacrifierait pas les sentiments aux idées car il serait totalement satisfaisant au plan affectif. Ne partant pas de l’homme tel qu’il devrait être mais visant la réalisation de l’homme tel qu’il est, il ne pourrait se renverser en instance tyrannisant les individus.
A Spinoza revient le dernier mot :
« Ni pleurer, ni rire, ni maudire, mais comprendre »
Texte librement repris d’un article paru dans « Réfractions« n° 4, automne 99