La pathologisation sociale

La pathologisation sociale

La pathologisation désigne le processus par lequel des comportements, des émotions ou des manières d’être sont considérés, étiquetés ou traités comme des maladies ou des troubles, souvent à travers le prisme médical ou psychologique. Si certaines formes de diagnostic permettent une meilleure compréhension et un accompagnement des souffrances humaines, la pathologisation soulève également de vives critiques. Elle pose la question de la frontière entre le normal et le pathologique, de l’usage social des diagnostics, et des implications éthiques et politiques de la médicalisation croissante de l’existence.

 

Définir la pathologisation

La pathologisation s’inscrit dans une dynamique historique et culturelle. Ce qui est considéré comme « pathologique » à une époque ou dans une culture donnée peut être perçu autrement ailleurs. Georges Canguilhem, dans Le normal et le pathologique, souligne que le pathologique n’est pas une simple altération objective du normal, mais une construction sociale et biologique située. La normativité vitale propre à chaque individu rend impossible une définition universelle du « normal », et par conséquent, du pathologique. Ainsi, la pathologisation ne peut être réduite à une évaluation scientifique neutre : elle est traversée par des jugements de valeur, des rapports de pouvoir et des représentations sociales.

 

La médicalisation de la vie quotidienne

Ivan Illich critique la tendance des sociétés modernes à médicaliser des aspects croissants de la vie humaine. Il dénonce une « iatrogénie sociale » : la médecine, en élargissant indéfiniment son champ d’action, produit de nouvelles formes de dépendance et d’aliénation. Des expériences ordinaires, tristesse, colère, timidité, deuil, sont progressivement redéfinies comme des troubles nécessitant traitement. Ce phénomène est renforcé par les classifications psychiatriques, comme le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), souvent accusé de favoriser une extension des diagnostics au profit de l’industrie pharmaceutique et d’un idéal de normalisation psychique.

 

Normes sociales et pouvoir disciplinaire

Michel Foucault, dans Surveiller et punir, analyse la manière dont les sociétés modernes exercent un pouvoir disciplinaire par la normalisation des comportements. La psychiatrie devient, selon lui, un outil de régulation sociale, qui transforme les déviances en maladies, les dissidences en pathologies. Ce pouvoir de pathologisation permet d’internaliser les normes sociales : l’individu apprend à se conformer à ce qui est jugé « sain », « adapté », « performant ». La psychiatrie et la psychologie, loin d’être neutres, participent alors à la gestion biopolitique des corps et des esprits, en articulant une norme sociale implicite : être productif, autonome, stable émotionnellement et conforme aux attentes sociétales.

 

Les effets délétères de la pathologisation

La pathologisation excessive entraîne plusieurs effets négatifs :

  • Stigmatisation : les personnes étiquetées comme « malades mentales » subissent une marginalisation sociale, une réduction de leur identité à leur diagnostic.
  • Perte d’agency : en médicalisant certains vécus, on empêche les individus de les interpréter, de les comprendre ou de les transformer par eux-mêmes.
  • Détournement de la souffrance sociale : la pathologisation peut masquer les causes structurelles du mal-être (précarité, oppression, isolement), en les ramenant à une origine individuelle.

 

Il s’agit non de nier la réalité de la souffrance psychique, mais de la penser en lien avec les conditions sociales, culturelles et existentielles dans lesquelles elle émerge. Autrement dit, sortir d’une logique purement biomédicale pour redonner sens, dignité et pouvoir d’agir aux personnes concernées.

La pathologisation constitue un phénomène complexe, à la croisée de la science, de la politique et de l’éthique. Elle révèle notre difficulté contemporaine à penser la vulnérabilité humaine autrement qu’en termes de déficience ou de dysfonctionnement. Contester les excès de la pathologisation, ce n’est pas nier la nécessité de soins, mais refuser qu’ils deviennent un moyen de conformisme normatif. C’est défendre une vision pluraliste de la santé mentale, où la diversité des expériences humaines est accueillie comme richesse, et non comme anomalie à corriger.