Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, a proposé dans plusieurs de ses travaux une notion centrale pour comprendre les vulnérabilités contemporaines : l’angoisse d’inconsistance. Développée notamment dans La fin du courage et Le soin est un humanisme, cette notion désigne la crainte existentielle de ne pas avoir de consistance, de ne pas parvenir à se reconnaître comme sujet singulier et d’être privé de reconnaissance par autrui. À la croisée de la philosophie politique et de la psychanalyse, elle met en lumière un double déficit, à la fois intime et collectif, qui caractérise l’expérience du sujet moderne.
Un concept à la croisée de la psychanalyse et de la philosophie politique
L’angoisse d’inconsistance ne renvoie pas directement à une pathologie au sens psychiatrique, mais à une expérience universelle de fragilité identitaire. Son accent est mis sur l’absence de contours stables du sujet, sur la peur de n’avoir aucune légitimité ou de disparaître dans l’indifférence sociale. L’originalité de Fleury réside dans sa capacité à l’ancrer simultanément dans une perspective clinique et politique : l’angoisse d’inconsistance devient un symptôme de la modernité, où l’individu est sommé d’affirmer son autonomie, mais se trouve fragilisé par la précarisation des repères collectifs qui pourraient soutenir cette exigence. Dans l’expérience individuelle, cette angoisse se manifeste par une difficulté récurrente à se sentir légitime, que ce soit dans le champ professionnel, affectif ou social. Elle se traduit par une peur diffuse d’être effacé, oublié, ou remplacé par d’autres, mais aussi par une relation instable à soi-même, marquée par des oscillations entre des moments de survalorisation narcissique et des phases d’effondrement. Ces dynamiques fragilisent le sujet et le rendent particulièrement vulnérable à des pathologies contemporaines comme le burn-out, la dépression ou certaines formes de dépendances. Cherchant à échapper à ce sentiment de vacuité, l’individu peut être tenté de se réfugier dans des relations fusionnelles, dans des identités collectives rigides ou encore dans une performance constante qui, loin de résoudre le problème, en renforce parfois les effets.
L’intérêt du concept développé par Cynthia Fleury est de ne pas réduire cette expérience à une affaire purement intime. L’angoisse d’inconsistance est aussi le symptôme d’un déficit démocratique. Lorsque les institutions échouent à garantir aux individus des espaces de reconnaissance, de participation et de visibilité, ceux-ci se sentent privés de consistance citoyenne. De ce point de vue, l’angoisse s’inscrit dans un contexte de crise symbolique où la promesse démocratique d’égalité et de représentation se trouve fragilisée. L’impression que sa voix ne compte pas, que son existence civique est effacée, alimente une défiance généralisée, des replis identitaires ou des formes de radicalisation. L’une des contributions majeures de la psychosociologie est de montrer que le vécu subjectif n’est jamais indépendant des cadres sociaux dans lesquels il s’inscrit. L’angoisse d’inconsistance n’apparaît pas seulement comme un défaut du sujet ou une pathologie individuelle : elle résulte aussi de transformations sociétales profondes. L’hypermodernité, caractérisée par l’accélération, la précarité des statuts et la valorisation de la performance, fragilise les appartenances collectives et déstabilise les identités. Dans ce contexte, les individus se trouvent confrontés à une injonction contradictoire : être toujours plus autonomes, mais sans bénéficier d’un ancrage symbolique solide. La psychosociologie invite ainsi à comprendre l’angoisse d’inconsistance comme l’effet d’un déficit de médiations entre le sujet et le collectif. La souffrance intime devient le miroir de tensions institutionnelles : perte de confiance envers les organisations, défiance démocratique, disqualification des métiers du soin et de l’éducation. Ce qui pourrait apparaître comme une simple vulnérabilité psychique se révèle alors comme un problème politique majeur : la fragilité des individus et celle des institutions se répondent et se renforcent mutuellement.
Le soin comme réponse : entre clinique et éthique
Face à cette angoisse, Fleury insiste sur la nécessité de mettre en œuvre à la fois des ressources thérapeutiques et des dispositifs politiques. Sur le plan clinique, il s’agit de restaurer la capacité narrative du sujet, en l’aidant à reconnaître son histoire et à lui donner une continuité de sens. Sur le plan collectif, il est essentiel de cultiver des institutions démocratiques qui valorisent les individus, leur offrent une visibilité et leur garantissent un espace de participation active. Enfin, sur le plan éthique, l’angoisse d’inconsistance peut être appréhendée comme un appel au courage : il ne s’agit pas de l’éradiquer, mais de l’affronter en acceptant l’incertitude, sans céder à la tentation des identités closes ou des certitudes absolues. Dans cette perspective, la fragilité cesse d’être une menace de disparition pour devenir une condition de créativité et de lien.
La thérapie narrative : restaurer le récit de soi
La thérapie narrative repose sur l’idée que nos vies prennent sens à travers les récits que nous en faisons. L’angoisse d’inconsistance peut être comprise comme une incapacité à articuler une histoire cohérente de soi, une difficulté à se reconnaître dans un fil narratif stable. Le travail narratif invite alors à externaliser les problèmes, à distinguer la personne de sa souffrance et à explorer les « histoires alternatives » qui demeurent souvent invisibles ou marginalisées. Dans ce cadre, le thérapeute accompagne le patient pour mettre en lumière des expériences de compétence, de courage ou de résistance qui avaient été éclipsées par le récit dominant de fragilité ou d’effacement. Ainsi, face à l’angoisse d’inconsistance, la thérapie narrative ne cherche pas seulement à apaiser une peur, mais à reconstruire un tissu de significations où le sujet retrouve une continuité et une légitimité. L’individu cesse d’être prisonnier du sentiment de vide ou d’inexistence pour redevenir l’auteur de sa propre histoire, reconnu dans sa capacité à agir et à se relier aux autres.
La psychosynthèse : unifier et intégrer les parties du soi
La psychosynthèse propose une autre réponse à l’angoisse d’inconsistance, en travaillant sur la pluralité et l’unité du psychisme. Là où la thérapie narrative s’appuie sur le langage et le récit, la psychosynthèse mobilise des méthodes d’intégration symbolique, de visualisation et de créativité pour mettre en dialogue les multiples sous-personnalités qui composent l’être humain. L’angoisse d’inconsistance peut être comprise ici comme le vécu d’un moi fragmenté, incapable de se reconnaître comme unifié. La psychosynthèse aide le sujet à identifier ses différentes facettes, à les harmoniser et à les relier à un centre plus profond. Ce travail contribue à redonner une assise intérieure, une cohérence vécue qui ne dépend pas seulement du regard social. La personne apprend ainsi à s’appuyer sur une dimension plus vaste de soi, qui transcende les fluctuations de reconnaissance extérieure et fonde une véritable consistance intérieure.
Bien qu’elles empruntent des chemins différents, la thérapie narrative et la psychosynthèse convergent dans leur capacité à répondre à l’angoisse d’inconsistance. La première aide le sujet à réinscrire son expérience dans des récits de valeur et de résistance, la seconde lui permet d’intégrer ses multiples facettes dans une unité plus vaste. Ensemble, elles ouvrent un espace de subjectivation où l’individu n’est plus réduit à sa fragilité, mais reconnu dans sa capacité à créer du sens et à tisser des liens. Cette démarche n’a pas seulement une portée individuelle. Comme l’indiquait déjà Cynthia Fleury, l’angoisse d’inconsistance est aussi le signe d’un déficit démocratique et symbolique. En réhabilitant la capacité des individus à se raconter et à s’unifier, ces pratiques thérapeutiques participent à une véritable écologie du soin démocratique : elles restaurent des sujets capables de s’inscrire dans le monde, de prendre part à la vie collective et de contribuer à une société plus inclusive.
Conclusion
L’angoisse d’inconsistance, telle que pensée par Cynthia Fleury, offre une clé d’interprétation puissante pour comprendre les souffrances de l’époque contemporaine. En articulant la vulnérabilité existentielle du sujet avec la crise des démocraties modernes, elle met en lumière l’entrelacement du psychique et du politique. Mais loin de réduire cette angoisse à un déficit, Fleury en fait le levier d’une subjectivation possible, à condition qu’elle soit reconnue et accompagnée.
En mettant en œuvre des dispositifs de reconstitution narrative et d’unification psychique, la thérapie narrative et la psychosynthèse offrent des voies thérapeutiques particulièrement adaptées. Elles permettent à l’individu de retrouver une consistance intérieure et une continuité de sens, tout en réinscrivant cette expérience dans une dimension collective.
Ainsi, le soin de soi devient indissociable du soin du monde, et la clinique rejoint la philosophie politique pour répondre à l’exigence contemporaine de redonner consistance à l’existence humaine. Le concept ouvre ainsi la voie à une véritable clinique du soin démocratique, où le travail psychique et le travail politique se nourrissent mutuellement pour redonner consistance au sujet comme au collectif.
