L’antipsychiatrie : une critique radicale toujours actuelle face aux nouvelles sociopathologies

L’antipsychiatrie : une critique radicale toujours actuelle face aux nouvelles sociopathologies

Née dans les années 1960, l’antipsychiatrie n’est pas une opposition à toute forme de soin psychique médicalisé ou pas, mais une critique des institutions psychiatriques et de la médicalisation du mal-être comme finalité. Cette mouvance remet en cause la psychiatrie comme outil de normalisation sociale. Aujourd’hui, à l’heure où prolifèrent les « nouvelles sociopathologies », burnout, troubles de l’attention, dépressions existentielles, anxiétés chroniques, cette critique retrouve une actualité brûlante. En quoi l’antipsychiatrie éclaire-t-elle les limites de nos réponses contemporaines à la souffrance psychique ?

 

 

Nouvelles sociopathologies : symptômes d’un mal-être civilisationnel

Dans les sociétés contemporaines, on assiste à une montée des « pathologies de l’adaptation » : épuisement professionnel, troubles anxieux diffus, addictions numériques, syndromes d’hyperconnexion, isolement affectif. Le sociologue Alain Ehrenberg a parlé d’une « fatigue d’être soi » propre à l’individu sommé d’être performant, autonome et désirable en permanence. Ces nouvelles souffrances ne sont pas tant des troubles mentaux « individuels » que des réponses subjectives à des injonctions collectives insoutenables. Elles révèlent des failles dans le tissu social, des absences de lien, de sens, de temps partagé. D’où une interrogation centrale : faut-il encore les traiter comme des « maladies » du cerveau à corriger chimiquement, ou comme des cris de l’âme dans un monde déshumanisé ?

L’approche antipsychiatrique invite à repenser notre rapport à la folie et au soin. Elle propose d’ouvrir des espaces de parole, de relation, de sens, là où la psychiatrie contemporaine tend parfois à réagir par protocoles, normes et traitements pharmacologiques standardisés. Elle refuse de réduire la souffrance à une anomalie neuronale ; elle la replace dans un contexte existentiel, politique, symbolique. De nombreuses pratiques issues de ce courant ont inspiré des alternatives : thérapies communautaires, psychiatrie institutionnelle, soins orientés vers la relation, pair-aidance. La démarche d’écoute inconditionnelle, d’attention aux récits de vie, d’accueil du délire comme tentative de sens, rejoint aujourd’hui les aspirations de certains mouvements critiques en santé mentale (comme le courant du rétablissement, ou les pratiques de dialogue ouvert).

 

Franco Berardi (dit « Bifo ») : le capitalisme cognitif et la pathologie de l’attention

Philosophe et militant italien, Franco Berardi prolonge la critique sociale de la souffrance psychique en l’articulant à l’économie numérique. Dans La fabrique de l’homme endetté ou La fatigue du cybermonde, il décrit un capitalisme qui capte l’attention, fragilise le lien social et produit une nouvelle forme d’aliénation psychique. La montée des dépressions, des troubles anxieux ou du burnout serait ainsi le symptôme d’une économie qui exploite les esprits aussi bien que les corps. À la suite de Félix Guattari, Berardi lie la question du soin psychique à une reconquête du désir, de la lenteur, de la poésie comme actes de résistance face à la normalisation néolibérale.

 

Paul B. Preciado : transidentité, psychiatrie et biopolitique

Philosophe et écrivain, Paul B. Preciado s’inscrit dans une critique radicale des dispositifs médicaux, psychiatriques et normatifs qui encadrent les corps et les subjectivités. Dans Un appartement sur Uranus ou Je suis un monstre qui vous parle, il questionne la psychiatrisation des identités trans et queer, et dénonce la violence des diagnostics comme formes de contrôle social. S’inscrivant dans la continuité de Foucault, Preciado décrit la psychiatrie comme un pouvoir de normalisation qui produit la maladie en nommant la différence. Il milite pour une désinstitutionnalisation radicale des soins, et pour des espaces collectifs d’auto-définition du vécu.

 

Joanna Moncrieff : critique de la psychiatrie biologique

Psychiatre et chercheuse britannique, Joanna Moncrieff incarne une voix médicale critique au sein même du champ psychiatrique. Elle critique l’usage excessif et mal justifié des psychotropes, notamment les antidépresseurs, qu’elle voit davantage comme des substances modifiant l’état de conscience que comme des traitements ciblant une « maladie ». Moncrieff milite pour une approche plus sobre, relationnelle et centrée sur le sens de la souffrance, rejoignant ainsi certaines intuitions de l’antipsychiatrie tout en restant dans une position clinique.

 

Le courant du « recovery » et les savoirs expérientiels

Sans se réclamer directement de l’antipsychiatrie, le mouvement du recovery (rétablissement), né dans les pays anglo-saxons, redonne une place centrale aux personnes concernées dans la définition du soin. Il valorise les savoirs issus de l’expérience (pair-aidance), l’autonomie du sujet, et la co-construction des réponses thérapeutiques. Des figures comme Pat Deegan (psychologue américaine ayant traversé la psychiatrie en tant qu’usagère) défendent une approche qui dépasse la stigmatisation du trouble pour se concentrer sur le parcours de vie, les choix personnels et la qualité relationnelle du soin. C’est une manière contemporaine de reprendre le fil de l’antipsychiatrie sans ses excès parfois anti-médicaux.

 

Thomas Teo : la psychopathologie comme construction culturelle

Psychologue et épistémologue, Thomas Teo défend une approche critique de la psychologie et de la psychiatrie comme constructions historiques et culturelles. Il souligne les biais normatifs, raciaux ou genrés dans les diagnostics, et s’inscrit dans une critique postcoloniale des sciences humaines. Ses travaux prolongent la perspective antipsychiatrique en insistant sur le caractère situé et politique des catégories mentales.

 

Vers une psychiatrie de la relation : au-delà de la médicalisation

Revenir à l’esprit de l’antipsychiatrie, ce n’est pas rejeter la psychiatrie en bloc, mais repolitiser la question du soin psychique. Cela signifie : Refuser de confondre normalité sociale et santé mentale. Réhabiliter la subjectivité dans la compréhension des troubles. Ne pas dissocier les souffrances individuelles de leur contexte social. Imaginer des espaces de soin qui soient aussi des lieux de transformation sociale. Cela implique aussi de reconnaître les nouvelles formes de domination : non plus seulement l’enfermement, mais la surveillance algorithmique, l’injonction à l’auto-optimisation, la solitude systémique. Dans ce contexte, la souffrance psychique est moins une défaillance qu’un symptôme de résistance.

 

 

Conclusion

À l’heure où la psychiatrie est parfois réduite à une gestion technicienne du mal-être, l’antipsychiatrie demeure un appel à redonner sens, écoute et humanité à la folie. Les nouvelles sociopathologies, formes modernes de détresse dans une société en perte de lien, rappellent combien il est urgent de repenser le soin au prisme du politique, du relationnel et du poétique. Loin d’un retour au passé, l’héritage de l’antipsychiatrie pourrait bien être un avenir à inventer.

 

 

Sources :

  • David Cooper, La psychiatrie et l’antipsychiatrie
  • R.D. Laing, La politique de l’expérience
  • Franco « Bifo » Berardi, La fabrique de l’homme endetté
  • Franco Berardi, La dépression et ses causes sociales
  • Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle
  • Thomas Teo, Critique de la psychologie contemporaine
  • Roland Gori, La fabrique des imposteurs
  • Roland Gori, La santé totalitaire
  • Robert Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse
  • Collectif, La révolution du rétablissement. Vers une psychiatrie citoyenne
  • Marie Depussé, Dieu gît dans les détails. À la clinique de La Borde