Jamais dans l’histoire humaine nous n’avons eu accès à autant d’informations en un temps si réduit. Smartphones, notifications, réseaux sociaux, chaînes d’info en continu : l’actualité est devenue omniprésente, fluide, parfois invasive. Mais cette profusion ne garantit ni la qualité, ni la compréhension, ni même l’attention. Loin d’être neutre, notre rapport aux informations est désormais structuré par ce que l’on appelle l’économie de l’attention, un régime dans lequel notre temps de cerveau disponible devient la marchandise la plus convoitée. La résultante est souvent de l’anxiété et une surcharge mentale. Nous devons donc apprendre à être intentionnel dans ce que nous laissons entrer dans notre tête.
L’économie de l’attention
Dans l’ouvrage devenu une référence, La civilisation du poisson rouge, Bruno Patino alerte sur l’érosion de notre capacité à maintenir une attention soutenue. L’actualité n’est plus seulement un contenu à consulter : elle devient un flux incessant qui cherche à retenir notre regard. Chaque alerte push, chaque titre racoleur ou image choquante est pensé pour provoquer une réaction immédiate, souvent émotionnelle. Les neurosciences confirment ce que l’expérience nous montre : le cerveau humain est naturellement attiré par le nouveau, le choquant, le conflictuel. Les plateformes numériques exploitent ces biais cognitifs pour optimiser l’engagement, à travers des algorithmes qui sélectionnent les nouvelles les plus susceptibles de générer du clic. Ainsi, l’économie de l’attention transforme l’actualité en produit concurrentiel : il ne s’agit plus d’informer, mais de capter.
Une information fragmentée, hors contexte
Dans ce contexte, la temporalité de l’information se modifie. Comme l’écrit le sociologue Bernard Stiegler, ce phénomène produit une désynchronisation du temps collectif : nous consommons des informations sans construction de sens commun, dans une logique d’instantanéité et d’oubli. Le philosophe Hartmut Rosa, avec sa théorie de l’accélération sociale, montre que cette frénésie informationnelle empêche toute appropriation du réel. La vitesse nuit à la compréhension. La surabondance produit une raréfaction paradoxale : celle du discernement, du recul, de la mise en perspective.
Le journaliste Rob Wijnberg explique que les nouvelles concernent toutes les choses sensationnelles, exceptionnelles, négatives et d’actualité. Cinq mots qui résument précisément le problème des informations. La nouvelle est un événement fou sans rapport les uns avec les autres.
Parlons d’abord du sensationnel : les nouvelles sont souvent celles qui sont bouleversantes, scandaleuses ou assez effrayantes pour susciter des réactions. Elles se concentrent fréquemment sur ce qui est le plus visible, voire spectaculaire. Selon le journaliste au Guardian, Joris Luyendijk, les attentats terroristes sont souvent les sujets de discussion, mais pas les occupations de terres étrangères. Les attentats sont des événements bouleversants et remarquables, tandis que les occupations sont beaucoup moins visibles. En d’autres termes : filmer l’explosion d’un bus est facile, mais il est extrêmement difficile de filmer la suppression des libertés quotidiennes. Non seulement cela altère notre perception des autres êtres humains, mais les données nous font également oublier ce qui a de l’impact et ce qui n’a rien de remarquable. C’est la raison pour laquelle nous ne connaissons généralement des événements importants que lorsque quelque chose de très improbable se produit, des « cygnes noirs ».
Presque tout ce qui constitue une nouvelle doit être un événement récent. Cependant, ce qui est le plus récent n’est pas nécessairement ce qui exerce le plus d’impact. Étant donné que les médias mettent souvent l’accent sur le moment présent, ils nous rendent ignorant sur le long terme, que ce soit le passé ou l’avenir. Il n’est tout simplement pas naturel dans les formes et les rythmes des informations quotidiennes de nous informer sur les structures de pouvoir qui se sont développées au fil du temps, telles que les origines historiques du racisme, ou de nous informer sur les changements sociétaux progressifs, tels que la financiarisation de notre économie. C’est informations bien plus importantes, ne sont pas vu comme de l’actualité.
La nouvelle produit de l’impuissance
La manière dont les actualités sont mises en scène engendre souvent des affects négatifs : peur, indignation, colère, angoisse. La logique de l’urgence permanente et de la dramatisation génère une forme de sidération, voire de fatigue informationnelle. Le résultat final de notre surconsommation d’informations – ou plus précisément de notre dépendance à l’information – est de nous faire craindre les autres, de nous poser des questions sur l’avenir et de nous poser des questions sur notre propre capacité à l’influencer. Au fur et à mesure, les nouvelles confirment nos préjugés les plus persistants et nos peurs les plus profondes. Elles suscitent notre pessimisme et notre méfiance. Ce qui manque dans tout cela, c’est la reconnaissance du contexte, des connaissances de base et de la compréhension systémique qui donne du poids et du sens aux faits et aux opinions individuelles.
Lorsqu’une personne vraiment bien informée se fait une opinion sur un sujet nouveau, elle ne se contente pas de traiter les nouvelles informations de manière isolée. Elle les analyse à travers un réseau complexe de connaissances préalables, en essayant de comprendre comment elles s’intègrent dans des systèmes et des structures plus vastes. Même si elle ne cite pas explicitement ce contexte dans son analyse, tout est là, agissant comme un système de freins et contrepoids sur les conclusions qu’elle tire. Mais lorsque vous absorbez l’opinion de quelqu’un d’autre sur un réseaux social ou un média d’actualité vous ne construisez pas toute cette matière noire intellectuelle. Vous obtenez simplement le produit final – une conclusion ou une opinion qui semble flotter dans l’espace, déconnectée de l’attraction gravitationnelle d’une compréhension plus profonde. Ce phénomène est étudié en psychologie sous le nom de news fatigue, entraînant un retrait volontaire face à un flot d’actualités jugé anxiogène, biaisé ou épuisant. Le philosophe Günther Anders parlait d’un décalage entre notre capacité de savoir et notre capacité d’agir : nous sommes informés de toutes les catastrophes du monde, mais nous nous sentons impuissants à les modifier. Ce paradoxe nourrit une forme de cynisme ou d’indifférence.
Différentes formes d’informations :
Spinoza a fait une différence intéressante entre la Révélation et l’Expression. Pour lui, une idée adéquate est une idée produite par la raison et qui correspond à la connaissance que j’ai de la nature réelle (une information en lien avec mon expérience). C’est ce qu’il nomme l’Expression. La Révélation est elle la réception passive d’une information extérieure. Je reçois une information déconnectée de mon expérience. De fait, dans la révélation, je suis agi par l’information, là où dans l’Expression (qu’on pourrait nommé connaissance), j’agis pour devenir acteur de ce que j’intègre, en lien avec ma réalité concrète.
Deleuze explique cela dans son ouvrage : “Spinoza et le problème de l’expression”. La Révélation est une information : des signes, des symboles, une information « hors sol » (non ancré dans le réel) et irrationnelle, car venant d’une révélation (une personne extérieure apporte l’information) et non d’une forme de déduction rationnelle. À l’inverse, l’Expression, ce qui va s’exprimer, est ce qui existe (en lien avec notre expérience) et qui demande une connaissance ou une reconnaissance.
On pourrait donc dire que pour Spinoza entre la production énorme de savoir actuel venant de la rationalité et la vie, il y a un gap important. Celui-ci est marqué par l’idée de Platon qui ne considère pas de lien harmonieux obligatoire entre le monde des idées et le monde vécu de la sensation. La rationalité qui demande une exigence de cohérence en sort très souvent le sensible, qui créé justement une faille sociale via l’imprévue, le réel. C’est à cause de cette recherche de cohérence absolue, construite de manière abstraite que cette information « hors sol » devient un cauchemar.
Repenser notre rapport à l’information
Face à ces dérives, plusieurs pistes émergent. L’éducation aux médias, les plateformes de vérification des faits, ou encore les tentatives de déconnexion numérique cherchent à réhabiliter un rapport plus sain et plus conscient à l’information. Il s’agit de sortir d’une posture de consommation passive pour entrer dans une relation active, critique et sélective à l’actualité.
Le slow journalism
Le terme apparaît dans les années 2000, en réponse à la crise de confiance dans les médias, amplifiée par la transformation numérique. Il se structure autour de trois constats :
- L’accélération nuit à la qualité : l’exigence d’immédiateté favorise les erreurs, les simplifications, voire la désinformation.
- La répétition érode l’intérêt : la surabondance d’informations redondantes provoque une forme de saturation et de désengagement.
- Le modèle économique domine l’éditorial : la logique du clic prime sur celle de l’intérêt public.
Comme l’explique Susan Greenberg dans son article fondateur Slow journalism: a manifesto for the informed citizen, le slow journalism ne rejette pas la technologie, mais invite à la remettre au service du sens. Il s’inspire du journalisme d’investigation, du reportage de terrain et des formes longues, en opposition à la logique de l’alerte permanente.
Le slow journalism se distingue par plusieurs traits clés : Le temps long Contrairement au journalisme en flux, il revendique le temps nécessaire à l’enquête, à la vérification, à la compréhension. Il peut raconter les faits longtemps après qu’ils ont eu lieu, afin de leur donner sens. La profondeur narrative, Il privilégie les formats longs, les récits documentés et les analyses contextuelles. L’objectif n’est pas de dire vite, mais de dire juste, en donnant à voir la complexité des enjeux. L’indépendance économique Beaucoup de projets de slow journalism adoptent des modèles sans publicité, fondés sur l’abonnement ou le financement participatif. Ce choix garantit une indépendance éditoriale, rompant avec la logique du « temps de cerveau disponible ».
La reconstruction du lien de confiance
Le slow journalism s’inscrit dans une volonté de recréer du lien entre les journalistes et les lecteurs. Il valorise la transparence, l’explication des méthodes de travail, et cherche à rendre le lecteur plus actif et moins passif.
Sources :
les cours de Miguel Benasayag « comprendre et agir dans la complexité«
les informations le nouveau tabagisme
The Consequences of Reading Inaccurate Information
Is the news making us unhappy? The influence of daily news exposure on emotional states
Patino, Bruno. Tempête dans le bocal. La nouvelle civilisation du poisson rouge
Citton, Yves. L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme
Rosa, Hartmut. Accélération. Une critique sociale du temps
Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?
Ouverture : un exemple sur notre compréhension du fonctionnement du cerveau. La simplification amène des incompréhensions.