Un rapport à l’environnement difficile
Nous nous réveillons chaque matin en ayant peur des choses au milieu desquelles nous vivons, de tout ce que nous mangeons, nous buvons, et nous respirons. « Je suis lentement en train d’être empoisonné. » Notre environnement le plus proche est devenu hostile. Pour vivre, je dois être attentif, constamment suspicieux, en faction à l’entrée de la caverne. Mais ce n’est pas un tigre à dents de sabre qui risque de me dévorer, mais le cher frigo familial qui détruit avec la clim la couche d’ozone.
Si nous étions une culture différente, nous dirions : on nous à jeter un sort ; c’est de la magie noire ; nous avons perdu la faveur des esprits ;ma vitalité est sapée par des forces invisibles. En attribuant des effets mortels aux choses – le four à micro-ondes, l’amiante, la fumée de cigarette, le hot-dog, je suis en train de dire qu’elles ont suffisamment de pouvoir pour nous liquider. L’objet est devenu habité par le symptôme. C’est un pouvoir étranger dont il faut se méfier, qu’il faut éliminer ou se concilier. « Ne reste pas près du micro-ondes pendant qu’il fonctionne ; ne calfeutre pas trop les fenêtres pour que l’air puisse circuler ; n’avale rien sans avoir lu les étiquettes et les avertissements ; jette dans des conteneurs spéciaux et dans des lieux appropriés les batteries, les aérosols et les produits chimiques domestiques. » Mes suspicions et mes rituels précautionneux annoncent que je vis dans un monde animé. Les choses ne sont plus seulement des matières inertes, des objets, des trucs ; mais des choses qui peuvent apporter du danger dans notre foyer.
Plotin a clairement établi cela « les choses sont belles en participant au monde par leurs formes… Une chose est laide quand elle n’est pas maîtrisée dans sa forme ». Toi et moi sommes psychologiquement en mauvais état parce que notre monde physique est distordu. Et, ajoute Plotin : « Quand l’âme rencontre une chose laide, elle la nie, se détourne d’elle, elle en est contrariée, comme une dissonance. » Plotin décrit là les conditions cliniques de la psyché qui se tourne vers la thérapie : désaccordée, contrariée. Le laid nous rend névrosés. Si c’est la forme des choses qui dérange l’âme, alors la thérapie doit prêter attention aux formes nocives. Chaque citoyen est déjà attentif à la nature matérielle des choses, à leur valeur écologique (recyclage, protection, conservation), mais le rôle spécifique du citoyen psychologique est d’éveiller et d’affiner sa sensibilité esthétique.
Pourquoi un citoyen psychologique ? Parce que la psychanalyse apprend à « voir à travers », à avoir l’intuition des processus invisibles. La tâche de la thérapie revient à aider le citoyen à percevoir des formes, et ceci demande le même courage personnel exigé dans les rapports personnels. Le courage civique à notre époque écologiquement consciente ne se limite pas à demander une justice sociale, mais aussi une justice esthétique, avec la volonté de porter des jugements de goûts et de défendre publiquement la beauté.
Il est une culture prédatrice encourageant une relation anesthésiée à soi, aux autres êtres, humains ou non, et à « la nature ». Cette prédation repose sur une relation tronquée à la nature, sur une séparation des humains d’avec la nature non plus envisagée mais dévisagée comme leur autre ; et dont les arts eux-mêmes peuvent, s’ils n’y prêtent attention, répéter le geste, dans le mouvement de la grande séparation nature/culture par l’opposition arts mineurs et Arts majeurs, art brut ou outsider et Grande Culture. Cette dynamique peut changer si l’on porte une triple décision et une conviction dont nous voudrions tirer les conséquences exprime Jean Philippe Pierron dans (pour une insurrection des sens) :
- Désenclaver les arts des lieux où ils seraient légitimement censés s’instituer. Tous les lieux, plutôt que des locaux dédiés et séparés, peuvent être de bons lieux pour s’esthétiser.
- S’affranchir de la séparation des artistes et des artisans. La division tayloriste du travail culturel séparant des ouvriers attachés servilement au travail de la nature et des artistes libres promoteurs de culture et source de souffrance. On peut lui opposer une réflexion sur la créativité engagée dans tout travail humain qui est un travail par corps, réunissant viticulteurs, danseurs, musiciens… et publics.
- Mobiliser la consistance de l’expérience esthétique et d’une esthétique de l’attention comme force de résistance. A la comparaison généralisée du productivisme et de la consommation des biens culturels qui déploie une économie de l’attention captant du « temps de cerveaux disponible », une résistance poétique opposera une écologie de l’attention. Un festival se concevra alors comme une oasis de décélération prenant soin de l’attention de chacune des personnes en présence.
Ces trois décisions reposent sur une conviction profonde. L’expérience esthétique est inaliénable. On le formulera de différentes manières : « la beauté est libre » disait Kant afin d’arracher l’expérience esthétique aux intérêts instrumentaux. « L’art serait essentiellement inutile », écrivait Jankélévitch à propos de la musique pour résister à la tyrannie du paradigme utilitaire. Toujours il atteste que l’expérience esthétique tente, à chaque fois, d’être une ouverture sur une extériorisation intotalisable et non manipulable..
Ainsi, une prise de conscience de la forme nous ferait sentir à quel point nous sommes assaillis et agressés tout au long de la journée par des choses conçues de façon irréfléchie : bâtiments prétentieux, ventilation bruyante, salles de réunion oppressantes, lumière irritante, gigantesque espace de parking indéfinis. Un regard esthétique exigerait que les choses soient conçues avec plus de réflexion. Et cette attention détournée de soi-même vers les choses commencerait à redonner la santé à l’âme du monde. Comme le souligne Jean Philippe Pierron : « Un lieu n’est pas qu’un local géométrique, c’est un site géopoétique. Il active notre capacité d’ouvrir l’espace, nous rendant à l' »ici et maintenant » de notre être inscrit, dans tel milieu. » Hygiène esthétique. Les séances en thérapies pourraient même se passer autant en discussion sur les choses et les endroits qui affectent nos états d’esprit et nos réactions, que sur les gens.
Source :
Idée et vision proposé par James Hillman & Michael Ventura dans « Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal »
Jean-Philippe Pierron « Pour une insurection des sens »