L’homme aime se croire unique, forgé dans l’instant de sa naissance comme une entité close et souveraine. Mais la pensée, qu’elle soit philosophique, anthropologique ou psychologique, nous rappelle inlassablement une vérité plus subtile : l’individu n’est jamais seul. Il naît dans et par l’autre, il s’épanouit dans la résonance, il se découvre comme une polyphonie. L’originalité humaine n’est pas l’isolement, mais la capacité d’inventer une singularité qui s’accorde au chœur de la vie.
De Schopenhauer à Bergson, de Deleuze à Mauss et Lahire, des philosophies de la durée aux anthropologies de la personne, des approches psychologiques de la psychosynthèse aux récits reconfigurés de la thérapie narrative, un même fil se déploie : individuer n’est pas séparer, mais composer.
Schopenhauer : la blessure de l’illusion séparatrice
Dans Le monde comme volonté et représentation, Schopenhauer décrit le temps et l’espace comme ce qui nous déchire de l’unité originaire. Le principium individuationis nous isole, nous enferme dans l’illusion d’être des entités autonomes. De cette illusion naît la lutte, la rivalité, la souffrance. Mais déjà, dans cette noirceur, une brèche : la compassion. Voir l’autre comme soi-même, reconnaître dans son désir et sa douleur la même volonté qui m’anime, c’est fissurer le mur de l’illusion. Dans ce geste d’ouverture, Schopenhauer anticipe une vérité anthropologique : nous ne nous comprenons que par ce qui nous relie.
Bergson : la durée comme continuité vivante
Bergson déplace ce regard en refusant de réduire le temps à une succession d’instants inertes. Dans L’évolution créatrice, il dénonce la vision spatialisée du temps, qui juxtapose les instants comme autant de grains de sable. Le temps véritable, dit-il, est durée : une continuité vivante, une musique fluide où chaque note porte la précédente et annonce la suivante. Dans cette durée, l’individu ne s’isole pas : il se différencie. Être original, ce n’est pas s’arracher aux autres, mais inventer une variation dans le flux commun de la vie. L’homme, chez Bergson, est comme une mélodie : reconnaissable par sa tonalité propre, mais inséparable de l’orchestre de l’existence.
Deleuze : la singularité comme devenir
En lisant Schopenhauer et Bergson, Deleuze met en lumière une autre nuance : l’individu n’est pas une substance, mais une singularité, un pli dans le champ des forces, une intensité qui se déploie dans le devenir. Nous ne sommes jamais des êtres clos, mais des processus en mouvement, des passages. L’individuation n’est pas possession mais circulation. C’est dans ce devenir que nous nous découvrons, non comme essences isolées, mais comme différences en relation.
Mauss et Lahire : la personne comme invention sociale
L’anthropologie confirme cette intuition. Marcel Mauss, dans son essai fondateur Sur la personne, montre que l’individu est une construction culturelle et historique : chaque société invente sa manière de dire le « je » et de l’ancrer dans le « nous ». Bernard Lahire, de son côté, décrit l’« homme pluriel » : chacun de nous est traversé par des socialisations multiples, par une pluralité de dispositions et de voix. Nous sommes des bibliothèques vivantes, des mosaïques de récits, des héritages incarnés. L’individuation n’est pas l’auto-engendrement d’un moi solitaire, mais la mise en forme singulière d’un matériau collectif.
Psychosynthèse : l’orchestration intérieure
La psychologie clinique prolonge et approfondit cette vision. Roberto Assagioli, fondateur de la psychosynthèse, décrit l’homme comme un être de sous-personnalités. L’individuation consiste alors à reconnaître ces multiples facettes, à les accueillir, et à les relier autour d’un centre vivant, le « Soi », qui n’est pas tyrannique mais inclusif. Le travail thérapeutique devient une orchestration : chaque voix intérieure trouve sa place, non pour s’imposer, mais pour participer à l’harmonie d’un ensemble.
L’approche narrative : se raconter autrement
Michael White et David Epston, avec l’approche narrative, rappellent quant à eux que l’individuation est aussi affaire d’histoires. Nous vivons dans des récits, souvent écrits par d’autres, qui enferment nos possibles. La thérapie narrative propose de déconstruire ces récits saturés, de faire émerger des contre-histoires, de donner voix à des expériences oubliées. Individuer, ici, c’est devenir auteur pluriel de sa propre existence. C’est réécrire son histoire avec et grâce aux autres, en élargissant le champ des possibles narratifs.
Conclusion : L’homme, poème collectif et clinique
De Schopenhauer à Bergson, de Deleuze à Mauss, de Lahire à Assagioli et White, un même horizon se dessine : l’individuation n’est pas un isolement, mais un chemin relationnel. Elle est l’art d’habiter la multiplicité intérieure et extérieure, d’intégrer ses voix intimes et d’accueillir celles des autres, de se raconter sans se réduire. Être soi, c’est être avec. C’est découvrir que mon unicité est une variation dans un tissu commun, une résonance dans la durée, une note dans la polyphonie de la vie. L’homme est à la fois poème collectif, orchestre intérieur et récit partagé. L’individuation véritable ne ferme pas, elle ouvre : elle invite chacun à devenir une œuvre en mouvement, toujours originale parce qu’intimement reliée. Elle n’est pas le triomphe d’un « je » isolé, mais l’art de devenir soi dans et par les autres, comme une mélodie qui ne prend sens que dans le concert du vivant.
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