miroirs multiples un enjeux pour la psychothérapie

miroirs multiples un enjeux pour la psychothérapie

Le soi n’est pas un monolithe. Il est, comme l’écrivait William James, une constellation de « selves » qui se déploient au fil des contextes, des rôles et des regards. En société, l’être humain compose en permanence avec des identités sociales plurielles : professionnelles, genrées, familiales, culturelles… Ces selves sociaux, loin d’être de simples masques, sont les vecteurs d’une subjectivité en devenir. Comprendre leur dynamique devient alors essentiel pour tout thérapeute soucieux d’accompagner une personne dans sa complexité incarnée.

 

Le self social désigne la part de soi construite et modulée dans l’interaction avec les autres, selon les normes, les attentes et les représentations sociales. Il ne s’agit pas d’un double factice, mais d’une facette authentique de l’identité, à la fois adaptative et constitutive. En psychologie clinique contemporaine, on parle volontiers de multiplicité du moi ou de selves partiels, pour évoquer cette plasticité interne, parfois conflictuelle, parfois harmonieuse. Le self social peut être un espace de créativité, d’affiliation, d’inclusion. Mais il peut aussi être source de souffrance : conformisme, fausse conscience, épuisement à maintenir une image socialement acceptable, sentiment d’imposture… Le sujet navigue alors entre l’authenticité de ses élans et les contraintes imposées par les rôles qu’il endosse. La tension entre le self intime (ou soi vécu) et les selves sociaux peut engendrer des troubles anxieux, des états dépressifs ou des dissociations identitaires subtiles.

Plonger dans le dialogue entre les théories des ego states/IFS et la notion de self(s) social(aux), c’est ouvrir un espace fécond entre psychologie clinique, sociologie, anthropologie et philosophie du sujet. Car si les approches comme IFS ou Ego State Therapy sondent la multiplicité intra-psychique, la question des selfs sociaux introduit une complexité relationnelle et contextuelle : nous ne sommes jamais seuls à être nous-mêmes. Nous sommes en scène, en lien, en tension, en traduction.

 

 

Comportements sous contraintes : une lecture clinique du façonnement psychique

Tant l’IFS que les théories du self social partent du démantèlement de l’idée d’un « moi unifié », idée qui a longtemps dominé la pensée occidentale (notamment avec Descartes ou Kant).

  • IFS affirme que le psychisme humain est naturellement pluriel, composé de parts (exilées, protectrices, etc.), chacune ayant sa logique, ses affects, son histoire.
  • Les selfs sociaux, quant à eux, sont les moi-situés, les identités que nous endossons ou performons selon les contextes (familial, professionnel, amoureux, religieux, etc.).

Ainsi, le moi n’est ni figé ni pur, mais traversé de rôles, de discours, de masques parfois contradictoires. Il est négocié, interprété, actualisé. En thérapie, le comportement n’est jamais pris pour une donnée brute. Il est le produit d’une interaction constante entre les contraintes internes et externes du sujet. Loin d’être purement volontariste, notre manière d’agir, et de réagir, s’inscrit dans un réseau de déterminations conscientes et inconscientes, historiques et situationnelles.

Définir la contrainte : un cadre clinique

En contexte thérapeutique, on peut regrouper les contraintes selon trois registres :

  1. Contraintes internes : conflits intrapsychiques, interdits intériorisés, défenses, affects non régulés, traumatismes non digérés.
  2. Contraintes intersubjectives : loyautés familiales, places assignées, scripts relationnels implicites.
  3. Contraintes systémiques : normes culturelles, pressions sociales, injonctions paradoxales, effets de classe, de genre, de territoire.

Le comportement peut alors être lu comme une tentative d’adaptation à cet ensemble de contraintes, souvent à l’insu du sujet lui-même. L’approche systémique met en lumière comment un comportement peut émerger non pas d’un « dysfonctionnement individuel », mais comme réponse à une contrainte relationnelle implicite : Un adolescent agressif peut être le porte-symptôme d’un conflit conjugal larvé. Une femme perfectionniste peut maintenir un équilibre familial en assumant une fonction de « parent réparateur ». Autrement dit, le comportement, même problématique, remplit une fonction d’homéostasie du système. Le thérapeute doit alors élargir la focale, repérer les contrats implicites, et accompagner le sujet à redéfinir ses places et permissions.

Enfin, il existe des contraintes anthropologiques universelles : la mort, la solitude, la liberté, le manque de sens. Le courant existentiel-humaniste (Frankl, Yalom) montre que certains comportements (retrait, agitation, consommation, évitement) peuvent être des défenses face à l’angoisse existentielle.

  • Le comportement devient alors un refuge face à l’insupportable : un « faire » pour ne pas « être ».
  • La visée thérapeutique est de mettre en mots l’angoisse sous-jacente, pour permettre au sujet de la transformer en ressource symbolique.

 

Accueillir la polyphonie du sujet

Dans la pratique psychothérapeutique, il ne s’agit pas de démasquer un « vrai soi » caché derrière les selves sociaux, mais d’accueillir la polyphonie subjective. Chaque self social porte une vérité émotionnelle, une tentative d’adaptation, une histoire de survie. Le thérapeute peut alors inviter le patient à : reconnaître les rôles qu’il joue (parfois à son insu) dans différents contextes ; repérer les conflits internes entre ces rôles (par exemple, être une mère dévouée et une professionnelle ambitieuse) ; explorer les loyautés invisibles, les scripts hérités, les stratégies de reconnaissance.

Le clinicien gagne à adopter une posture phénoménologique : suspendre son jugement, décrire l’expérience telle qu’elle se donne, sans chercher d’emblée à réduire la diversité des selves à une unité illusoire. Dans ce cadre, l’alliance thérapeutique ne se construit pas avec un unique « sujet central », mais avec plusieurs parties du self, qui émergent selon les moments. Parfois, l’analyste parle avec la partie adulte, parfois avec l’enfant blessé, parfois avec le self conformiste ou le self subversif. L’objectif n’est pas l’éradication des selves sociaux, mais leur reconnaissance mutuelle. Comme l’écrivait Winnicott, la santé psychique suppose un vrai jeu entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’être et le paraître. Le numérique accentue la multiplicité des selves : entre l’avatar sur les réseaux, le self professionnel sur LinkedIn et le self familial sur WhatsApp, le sujet contemporain devient un curateur de soi. Cette exposition permanente peut générer de la confusion, mais aussi des espaces d’expérimentation de soi. La clinique contemporaine se doit d’interroger ces extensions du self, sans les diaboliser ni les idéaliser, mais en accompagnant leur intégration subjective.

Le clinicien est invité à développer une éthique du non-savoir : ne pas enfermer le patient dans une identité figée, mais l’accompagner dans l’émergence de formes souples, vivantes, contextuelles. Cela suppose de penser le soin non pas comme réduction de la division interne, mais comme art d’habiter la multiplicité. Une sorte de danse existentielle, où les selves apprennent à se reconnaître, à dialoguer, à cohabiter.

 

Thérapie des états du moi : accueillir la multiplicité incarnée

Les approches comme l’IFS ou l’Ego State Therapy visent principalement à réconcilier les parts internes. Or, ces parts sont produites, nourries ou inhibées par les environnements sociaux. Prenons deux exemples :Une part protectrice perfectionniste peut s’être structurée dans un environnement familial où l’amour était conditionné à la performance. Elle est aussi réactivée dans des sphères professionnelles néolibérales qui valorisent la productivité extrême. Une part exilée portant la honte d’avoir été discriminée (racisme, homophobie, capacitisme) s’inscrit dans une expérience structurelle du monde social. Point de jonction : les parts ne vivent pas dans un vide. Elles sont modelées par des normes sociales, des récits collectifs, des hiérarchies de valeur. Les théories interactionnistes du self (Goffman, Mead, Butler) conçoivent l’identité comme une performance située. Le soi est un acteur qui s’ajuste aux rôles sociaux : le thérapeute sérieux, l’amant vulnérable, la mère rassurante, l’activiste révolté… IFS nous dirait : ce ne sont pas des masques vides, mais des parts actives, qui prennent temporairement le contrôle du système. Certaines parts peuvent ainsi se socialiser au point de devenir dominantes (un manager perfectionniste par exemple) ou au contraire se voir refusées d’existence dans certains milieux (le poète intérieur dans une culture technocratique).

La thérapie des états du moi, héritée des travaux d’Eric Berne (Analyse Transactionnelle) et enrichie par les apports de la dissociation structurelle (Watkins & Watkins, 1997 ; Van der Hart et al., 2006), repose sur un postulat simple mais puissant : Le soi n’est pas une entité unifiée, mais un assemblage de parties psychiques, relativement autonomes, organisées autour de besoins, de souvenirs et de fonctions spécifiques. Ces états du moi peuvent être : fonctionnels (le moi parent, le moi enfant, l’adulte, etc.), ou blessés, porteurs de traumas, d’émotions non digérées, de croyances figées. Dans cette optique, les selves sociaux apparaissent comme des états du moi orientés vers l’adaptation sociale, souvent façonnés pour répondre à des injonctions de conformité, de performance, ou de loyauté familiale. La thérapie vise à établir une communication entre ces parties : repérer quand un état du moi est activé (par exemple, le « self performant » en contexte professionnel) ; écouter son discours, ses besoins, ses peurs ; faciliter la cohabitation et la coopération avec d’autres parts du soi. Cette approche favorise une réconciliation intérieure, évitant les clivages rigides entre un « vrai self » et des selves sociaux considérés comme masques. Il ne s’agit pas de démasquer, mais d’intégrer.

Là où le modèle IFS cherche la guérison interne par la réintégration des parts autour du Self, la pensée du self social nous invite à penser : le façonnement de nos parts par les rapports sociaux (pouvoir, genre, classe…), la possibilité d’un Self réflexif qui dialogue aussi avec les normes : c’est la part du sujet critique, qui ne fait pas que réparer, mais transforme. Et si l’on osait lier le Self de l’IFS au concept de subjectivation éthique chez Foucault ou Butler ? Un centre non tyrannique, accueillant, non identifié à l’idéologie dominante, capable d’écouter sans juger… et de résister. Le dialogue entre IFS et les théories du self social ouvre vers une écologie intérieure/extérieure : où le thérapeute aide à harmoniser les parts internes, et où le clinicien ou anthropologue du lien perçoit comment ces parts ont été blessées, modélisées ou réduites au silence par des logiques sociétales. IFS peut ainsi se marier à une clinique du care, de la justice sociale, et du corps situé, pour accueillir les voix marginalisées, les parts interdites, les formes de vie invisibilisées. 

Penser les comportements comme des réponses sous contrainte invite à changer notre regard thérapeutique :

  • De la normativité pathologisante vers une lecture contextualisée.
  • D’un focus sur le symptôme vers une écoute de la fonction du comportement.
  • D’une visée de contrôle vers une ouverture du champ du possible.

Il ne s’agit plus d’éradiquer des comportements jugés problématiques, mais de comprendre à quelles contraintes ils répondent, et d’accompagner le sujet dans la découverte d’alternatives plus ajustées, plus libres.

 

Approche narrative : re-tisser les fils de l’identité

L’approche narrative repose sur une métaphore essentielle : Nous ne sommes pas nos problèmes, nous sommes les histoires que nous racontons sur nous-mêmes.

Cette méthode consiste à externaliser les problèmes (anxiété, dévalorisation, perfectionnisme…), les considérer comme des entités extérieures au sujet, issues de discours sociaux et de récits dominants. Les selves sociaux deviennent ainsi lisibles comme des personnages dans des récits imposés ou co-construits, souvent gouvernés par des normes culturelles : « Je suis la fille parfaite », « Je dois être fort », « Je suis invisible si je ne réussis pas ».

L’approche narrative permet : de questionner l’origine des récits identitaires : Qui parle ? Qui impose cette histoire ? À qui profite-t-elle ? De rendre visible l’histoire préférée du sujet : les actes de résistance, les moments de liberté, les choix contre-normes qui racontent un autre soi. Le travail thérapeutique devient alors un atelier de réécriture existentielle, où les selves sociaux sont réinscrits dans une narration plus libre, plus poétique, plus désirante.

Le patient devient auteur de sa vie, non plus prisonnier de ses rôles, mais tisseur de symboles et d’alternatives.

 

 

Croisement fécond : quand les voix intérieures rencontrent les récits sociaux

Les deux approches — états du moi et narrative — se rejoignent dans une vision commune :

  • Le sujet n’est pas un centre unifié mais une écologie intérieure,
  • Chaque partie du soi mérite d’être reconnue, respectée, située dans un récit plus vaste,
  • Le soin psychique est un travail d’écoute, d’acceptation et de transformation.

Les états du moi peuvent être vus comme des personnages narratifs. La thérapie devient alors un théâtre intérieur où chaque voix s’exprime, où les rôles sont redistribués, où les scripts sont réécrits. La multiplicité n’est plus pathologique : elle devient source de richesse, d’agilité identitaire, de résistance créative aux normes rigides du monde social.

Ces approches nous invitent à un renversement thérapeutique : Ne plus viser l’unité à tout prix, Mais favoriser la fluidité entre les parties du soi, Et soutenir une relation plus douce, plus lucide, plus imaginative à ses propres rôles sociaux.

 

 

Conclusion : la psychothérapie comme art du tissage

Le sujet n’est pas un, mais une composition mouvante, un orchestre de présences. Prendre en compte les selves sociaux en psychothérapie, c’est accepter de ne pas chercher la note juste, mais l’harmonie, fragile, passagère, toujours en devenir. Dans une société qui valorise la performance et l’uniformité, les selves sociaux sont souvent façonnés par la peur de ne pas être à la hauteur, d’être rejeté, de ne pas « coller à l’image ». La thérapie des états du moi et l’approche narrative proposent une voie alternative : celle du tissage, de la réconciliation, du récit renouvelé. Car si l’on peut agir sur les comportements, on ne peut les transformer durablement qu’en libérant les espaces contraints de l’existence psychique : en redonnant au sujet un pouvoir d’agir, un pouvoir de dire, et un droit de se réinventer. Et le thérapeute devient alors, non pas celui qui corrige, mais celui qui écoute, qui relie, qui soutient la naissance d’un sujet plus vaste que ses masques, un sujet capable de jouer avec ses identités sans s’y perdre, de danser avec ses rôles sans s’y enfermer.

Nous sommes faits de tribus intérieures et de masques publics, de murmures intimes et de rôles sociaux.

Les parts du dedans cherchent la reconnaissance,
Celles du dehors veulent leur place dans la danse.
Le Self, en éclaireur, n’est pas un roi
Mais un hôte, un pont, une voix.

Et peut-être, en tenant ensemble ces fils
la blessure et la norme, le soin et le cri
naît une politique du lien :
celle qui répare le dedans
tout en transformant le dehors.