Questionner la liberté, pour une clinique du discernement

Questionner la liberté, pour une clinique du discernement

Dans les labyrinthes de la modernité, la liberté se décline comme un mantra. Chacun la réclame, la brandit, la confond parfois avec son simple élan de volonté. Mais derrière ce mot fétiche se cachent deux visages : l’un exalté, l’autre lucide.

 

Entre liberté de l’indifférence, puissance de choisir sans ancrage ; et liberté éclairée, capacité d’agir en conscience, se joue un drame silencieux de la psyché contemporaine.
Ce drame n’est pas qu’intellectuel : il traverse les pratiques thérapeutiques, les relations humaines, les choix de vie. Il interroge ce que signifie, pour un être en devenir, se vouloir libre sans se perdre.

 

La liberté de l’indifférence : le vertige du possible

Dans la tradition scolastique, la libertas indifferentiae désignait le pouvoir de choisir sans être déterminé, un espace de pure potentialité. Transposée dans la modernité, cette liberté est devenue le socle d’un imaginaire individualiste : être libre, ce serait pouvoir tout, sans devoir rien. Mais, sur le plan clinique, cette figure du sujet tout-puissant révèle une pathologie du trop-possible. Le thérapeute la rencontre chaque jour : individus épuisés par la profusion d’options, errants dans le labyrinthe des désirs contradictoires, incapables d’adhérer à leurs propres choix.
L’indifférence n’est plus alors ouverture, mais anesthésie. Le moi, saturé d’alternatives, se dissocie de ses affects, flotte dans une mer d’incertitudes. La liberté devient une forme subtile d’angoisse : un excès de choix qui dissimule une absence de sens. Cette « liberté du zapping », propre aux sociétés de consommation et d’identités fluides, engendre des existences fragmentées, oscillant entre toute-puissance et vacuité. D’un point de vue psychodynamique, elle signe le désinvestissement du réel : la fuite dans la multiplicité pour éviter la confrontation à la perte, au renoncement, à la limite.

 

La liberté éclairée : le discernement comme soin de soi

À l’autre pôle, la libertas intelligentiae, la liberté éclairée, suppose un passage : de la toute-puissance infantile à la responsabilité adulte. Être libre, ici, ce n’est pas multiplier les possibles, mais choisir ce qui fait croître la vie. Dans cette perspective, la liberté devient un acte de discernement, c’est-à-dire une rencontre entre la raison, l’affect et la réalité. Elle suppose une élaboration, une traversée de la conflictualité interne, une lucidité sur ses propres déterminismes. Le clinicien pourrait dire que la liberté éclairée n’est pas l’absence de contrainte, mais la capacité d’habiter ses contraintes avec sens. Elle s’atteint par un travail d’intégration : des pulsions et de la pensée, du désir et du devoir, du moi et de l’altérité.

Dans le champ thérapeutique, cette liberté devient la mesure du processus de subjectivation. Elle émerge lorsque le sujet cesse de vouloir tout maîtriser pour consentir à être en lien, avec ses affects, avec autrui, avec le monde. C’est une liberté située, incarnée, traversée par la reconnaissance de la dépendance et de la vulnérabilité.

 

Tensions contemporaines : l’autonomie en crise

Nos sociétés néolibérales cultivent le paradoxe : elles glorifient la liberté, tout en produisant les conditions de sa dissolution. L’individu est sommé d’être autonome, performant, auto-déterminé, mais sans ancrage symbolique ni communauté signifiante. Ce modèle fabrique une fatigue de soi (Ehrenberg) : une liberté qui épuise au lieu d’émanciper.

Dans la clinique du lien, on observe cette tension sous forme de dépressions existentielles, de troubles du sens, d’angoisses d’identité. Les patients disent : « Je peux tout faire, mais je ne sais plus pourquoi ». Ce symptôme social exprime l’impasse d’une liberté devenue abstraite, vidée de toute orientation éthique ou symbolique. D’où la nécessité de réintroduire une liberté du discernement, relationnelle et écologique. Une liberté qui ne s’exerce pas contre, mais avec : avec le corps, avec les autres, avec le vivant. Cette liberté-là est un acte de soin, un soin du monde intérieur et du monde partagé.

 

Pour une anthropologie psychothérapeutique du discernement

L’enjeu n’est pas d’opposer deux libertés, mais de penser leur dialectique clinique. L’indifférence ouvre le champ du possible, mais seule la lumière du discernement donne sens à cette ouverture. Sans l’une, la liberté s’étiole en conformisme ; sans l’autre, elle s’égare dans la dispersion. Le discernement, dans une perspective anthropologique du soin, apparaît alors comme une pratique de maturation psychique.

Il engage une éducation du désir, une lente conversion du regard : apprendre à reconnaître ce qui, en soi, relève du caprice ou de l’appel profond. C’est une écologie intérieure, un art de hiérarchiser les possibles selon ce qui soutient la vie. Être libre, dans ce sens thérapeutique, c’est devenir capable de dire non à l’indifférence, non par contrainte, mais par choix de cohérence. C’est trouver la paix non dans la toute-puissance, mais dans la justesse.

 

Conclusion : la liberté comme soin du sens

Entre l’indifférence et la lumière, la liberté demeure un travail vivant, une tension féconde entre ouverture et orientation. Elle ne se conquiert pas par la volonté brute, mais par le discernement, c’est-à-dire par une écoute profonde de ce qui, en soi, cherche la vie.

Le sujet libre n’est plus celui qui proclame « je fais ce que je veux », mais celui qui peut dire, dans la réconciliation de son acte et de son être : « Je veux ce que je fais, parce que j’ai compris ce que je sers. » Alors, la liberté cesse d’être un idéal lointain : elle devient un soin du réel, une présence lucide à soi et au monde.