Marie-Jean Sauret, psychanalyste lacanien, et Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste engagé, ont développé chacun une critique des formes actuelles de gestion de la souffrance psychique dans les sociétés néolibérales. Le premier, à travers le concept de symptôme comme acte de résistance, et le second, à travers une épistémologie de la complexité et de l’indétermination, proposent une revalorisation du sujet, de son opacité, de son incomplétude.
Une même critique de la normativité biopolitique
Marie-Jean Sauret, notamment dans Malaise dans le capitalisme, développe une critique frontale du modèle capitaliste qui tend à convertir les sujets en unités fonctionnelles, évaluables, adaptables, où la jouissance devient une norme sociale. Ce régime ne tolère ni manque, ni faille, ni opacité. La souffrance psychique est alors médicalisée, réduite à des dysfonctionnements neuronaux ou comportementaux.
Miguel Benasayag, dans L’époque des passions tristes ou La singularité du vivant, développe une critique analogue : il dénonce la réduction des sujets à des systèmes d’information, la tentation de tout maîtriser et optimiser, y compris les émotions, les comportements, les affects. Pour lui, les neurosciences, l’idéologie algorithmique et le solutionnisme technologique participent d’un même mouvement : l’éradication de la complexité du vivant.
Dans cette optique, la psychiatrie devient un organe disciplinaire, non plus d’écoute mais de gestion : il s’agit de « normaliser » ce qui déborde, de « réparer » ce qui n’est pas conforme. Or, pour les deux auteurs, la souffrance psychique ne se comprend que dans la perspective du sujet, c’est-à-dire d’un être traversé par l’histoire, le langage, le désir, et donc fondamentalement incomplet.
Le symptôme et le vivant : deux résistances à la fermeture
Le symptôme, chez Marie-Jean Sauret, n’est pas une défaillance, mais une invention subjective face à une impasse existentielle. Il est l’expression d’un impossible à dire, d’un trou dans le symbolique. Il ne doit donc pas être effacé, mais écouté comme trace d’une vérité. En cela, le symptôme est révolutionnaire, non pas parce qu’il renverse un ordre social, mais parce qu’il troue le discours dominant et ouvre à une parole singulière.
De manière proche, Miguel Benasayag affirme que le vivant est irréductible à toute logique de modélisation complète. Le vivant résiste à la prévisibilité, il échappe à la maîtrise. Il n’est pas un système fermé, mais un système complexe, traversé d’aléas, de discontinuités, de conflits internes. Ce qu’il appelle l’épistémologie de la complexité consiste justement à prendre acte de cette incomplétude radicale — qu’il oppose aux tentations de contrôle total, dans la médecine comme dans les sciences sociales.
Ainsi, le symptôme chez Sauret et le vivant chez Benasayag sont deux figures de l’imprévisible, de l’altérité, de ce qui échappe à l’ordre technique. Tous deux affirment que c’est dans cette opacité que réside la possibilité d’un acte, d’une subjectivation, d’une liberté.
Une clinique du singulier contre les technocraties du soin
Sauret et Benasayag défendent une clinique incarnée, subjective et relationnelle. Loin de tout protocole standardisé, ils conçoivent l’accompagnement psychique comme un espace de co-présence, de parole, d’écoute, de tâtonnement, où l’inattendu est possible.
Sauret et Benasayag critiquent les dispositifs de soin qui veulent tout expliquer, tout corriger, au lieu d’accueillir les conflits et les paradoxes du sujet. Ils insistent sur une posture clinique ouverte, modeste, qui reconnaît que toute intervention produit des effets imprévus. En ce sens, tous deux s’opposent au tournant technocratique de la santé mentale : médicalisation des enfants, prolifération des diagnostics, traitement par médicament ou thérapie brève standardisée. Leur perspective est profondément anthropologique : il s’agit de soutenir un rapport au monde et à soi qui passe par la parole, par le lien, par l’expérience du manque, non par la correction algorithmique.
Politique de la subjectivité : pour une résistance créatrice
Enfin, Sauret et Benasayag partagent une même visée politique. Pour Sauret, dans L’effet révolutionnaire du symptôme, la clinique du sujet est une forme de résistance à la normopathie contemporaine. Le symptôme, comme formation de l’inconscient, échappe au contrôle. Il peut être le point d’un renversement subjectif, d’un acte libérateur.
Chez Benasayag, la subjectivité est le lieu d’une création de possibles, à condition qu’on ne la soumette pas aux normes gestionnaires. Il plaide pour une pensée située, incarnée, qui prenne au sérieux les conflits, les limites, les vulnérabilités. Il défend un rapport au monde non pas de maîtrise mais de cohabitation avec l’incertain.
Tous deux appellent à réhabiliter le sujet comme lieu de conflit, de faille, et donc de liberté. À ce titre, leur pensée est profondément critique et subversive face aux injonctions à l’efficacité, à la transparence, à la performance.
Conclusion : vers une clinique de la complexité subjective
Marie-Jean Sauret et Miguel Benasayag, bien que venant de traditions différentes, convergent dans une critique du paradigme neuro-comportemental, et dans une valorisation du symptôme comme porte d’entrée dans une subjectivité irréductible. Tous deux proposent une pratique clinique résistante, fondée sur l’écoute, la relation, et la reconnaissance de la complexité du vivant. Leur dialogue dessine une voie possible pour penser la subjectivité contemporaine : ni objet de science, ni unité de performance, mais sujet en devenir, lieu d’émergence de l’inattendu et du vivant. C’est là que réside, aujourd’hui, la puissance politique du symptôme.
Références
- Sauret. L’effet révolutionnaire du symptôme.
- Sauret. Malaise dans le capitalisme.
- Benasayag. L’époque des passions tristes.
- Benasayag. La singularité du vivant.
- Benasayag. Clinique du mal-être.