La « clinique » en psychologie : un art en voie de disparition ?

La « clinique » en psychologie : un art en voie de disparition ?

Le terme de « clinique » en psychologie évoque d’emblée une tradition d’écoute, d’attention au sujet, de prise en compte de la singularité des vécus humains. Il renvoie à une pratique ancrée dans la réalité du lien intersubjectif, un savoir issu de l’expérience, souvent en tension avec les approches standardisées, protocolisées, ou strictement scientifiques. Pourtant, ce paradigme clinique semble aujourd’hui marginalisé. Face aux pressions d’évaluation, à la montée du cognitivisme, à la médicalisation des troubles psychiques et à la rationalisation des soins, la clinique tend à se dissoudre dans une série de techniques où l’humain devient objet plus que sujet. Pourquoi et comment en est-on arrivé là ? Que perdons-nous en abandonnant cette tradition ?

 

 

Qu’est-ce que la « clinique » en psychologie ?

Le mot clinique, du grec klinè (lit), désigne étymologiquement une démarche « au chevet du patient », c’est-à-dire une approche de proximité, d’observation fine, d’écoute de ce qui ne se mesure pas. En psychologie, la clinique ne se réduit pas à une méthode : elle est un mode de rapport au sujet, une posture éthique et épistémologique qui repose sur plusieurs piliers fondamentaux :

  • La singularité : chaque sujet est unique, porteur d’une histoire, d’un langage, d’un mode d’être au monde.
  • L’implication du praticien : loin de l’objectivité froide, le clinicien s’implique subjectivement dans la rencontre.
  • Le temps et la parole : la temporalité de la parole et la co-construction du sens sont essentiels.
  • La complexité du psychique : le psychisme ne se réduit pas à des mécanismes ; il implique l’inconscient, le conflit, le symbolique.

On distingue souvent la clinique à visée diagnostique (observer, nommer, comprendre), de la clinique à visée thérapeutique (transformer, accompagner, soutenir). Mais dans tous les cas, la dimension humaine, relationnelle et contextuelle est centrale.

 

L’institutionnalisation du psychisme et la montée de l’évaluation

Depuis plusieurs décennies, la psychologie, en particulier dans ses applications en santé mentale, est soumise à des logiques de rationalisation et de normalisation. Les politiques de santé publique ont privilégié : des pratiques fondées sur les preuves, des protocoles standardisés, des outils d’évaluation chiffrée (questionnaires, échelles de symptômes) et une vision biomédicale des troubles psychiques (DSM, psychiatrie biologique).

Ces évolutions tendent à marginaliser la pratique clinique dans son acception humaniste et subjective. Le psychologue devient souvent un technicien du comportement, un exécutant de protocoles thérapeutiques (notamment TCC), un « prestataire » soumis à des logiques gestionnaires. Comme le souligne Roland Gori, la clinique est désormais confrontée à la « tyrannie de la transparence », où ce qui ne se mesure pas n’existe pas. La souffrance humaine est découpée, classée, assignée à des catégories, perdant au passage sa densité existentielle.

 

Pourquoi la clinique est-elle en voie de disparition ?

Plusieurs facteurs convergent pour expliquer cette érosion :

  1. La pression néolibérale sur les institutions : rationalisation des coûts, culture de l’audit, obsession de la rentabilité. La clinique, qui exige du temps et de l’écoute, est peu « productive ».
  2. La fragilisation du lien social : la perte du symbolique et la précarisation psychique rendent plus difficile l’accueil de la parole libre. On préfère des solutions rapides et techniques à l’élaboration du sens.
  3. La défiance envers la subjectivité : la clinique suppose une certaine opacité, un respect du non-savoir, une place pour l’inattendu. Or nos sociétés valorisent la maîtrise, le contrôle, la transparence.
  4. La standardisation des formations : les cursus en psychologie deviennent de plus en plus scientifiques, voire paramédicaux, et s’éloignent des humanités cliniques, de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la philosophie.
  1. Logiques de rentabilité et d’évaluation : L’une des causes majeures de l’érosion de la clinique réside dans la montée des logiques gestionnaires et quantitatives dans les institutions de soin (hôpitaux, centres médico-psychologiques, écoles, etc.). Le soin doit désormais être mesurable, objectivable, standardisable. On attend du psychologue des bilans chiffrés, des diagnostics rapides, des protocoles fondés sur l’« evidence-based » (preuves mesurables), souvent au détriment du temps long de l’écoute clinique.
  2. Réduction du psychisme au cerveau : Le paradigme dominant tend à réduire les troubles psychiques à des dysfonctionnements neurobiologiques. Le sujet est alors traité comme un ensemble de circuits ou de molécules. La parole devient secondaire ; l’alliance thérapeutique est moins valorisée que la médication ou l’intervention comportementale.
  3. Transformation des attentes sociales : La société contemporaine valorise la performance, l’efficacité, l’adaptation rapide. Or, la clinique, par essence, travaille avec la lenteur, les résistances, les impasses. Beaucoup de patients eux-mêmes attendent des solutions rapides à leurs souffrances, préférant un coaching ou une thérapie brève à une analyse approfondie.

 

Conséquence de la disparition de la clinique :

 

La perte de la singularité du sujet

La clinique repose sur l’attention portée à l’unicité de chaque histoire, à la complexité irréductible de chaque existence. Elle ne cherche pas d’abord à classer, à mesurer, à normaliser, mais à comprendre, à accueillir ce qui échappe aux catégories. Avec la fin de la clinique, le sujet devient un cas, un trouble ou un score sur une échelle. Il est résumé à un diagnostic, réduit à ses symptômes. La richesse de son monde intérieur, ses conflits, ses silences, ses paradoxes, tout ce qui constitue l’épaisseur du vécu psychique est évacué. Nous perdons ainsi le droit à être autre, à être opaque, à ne pas rentrer dans les cases.

La perte du lien thérapeutique comme espace de transformation

La clinique est un espace de rencontre, une co-présence où quelque chose peut advenir entre deux sujets : celui qui souffre, et celui qui accompagne. Ce lien n’est pas seulement un contexte, c’est le cœur même du processus thérapeutique. Il repose sur la confiance, la durée, la parole libre, le non-savoir partagé. En renonçant à cette dimension, on remplace le lien par des techniques, des outils, des « interventions ». L’alliance thérapeutique devient secondaire face à l’efficacité mesurée. On oublie que c’est dans la relation que le sujet se restaure, non dans la seule application d’un protocole. La fin de la clinique, c’est donc aussi la fin de cette possibilité de transformation mutuelle qu’offre la relation humaine dans le soin.

La perte du temps nécessaire à la subjectivation

La clinique prend le temps. Elle se déploie dans la lenteur, dans l’écoute des résistances, des répétitions, des détours. Elle respecte le rythme du sujet. Or, dans un monde soumis à l’immédiateté, à la performance, ce temps devient un luxe inacceptable. La disparition de la clinique implique l’accélération des soins, la pression de la rentabilité, la réduction du soin à un nombre de séances. On passe de l’élaboration au résultat, du processus à l’efficacité. Cela revient à nier que le psychisme ne se répare pas comme un objet, mais se reconfigure lentement, dans une élaboration parfois douloureuse.

La perte de l’écoute de l’inconscient et du symbolique

La clinique s’inscrit dans une tradition qui reconnaît l’inconscient, les conflits internes, l’impact des mythes et le rôle du langage. Elle prend au sérieux le fait que le sujet ne se connaît pas totalement lui-même, que ses symptômes ont un sens caché, que parler les transforme. En abandonnant cette écoute, on se coupe de l’épaisseur symbolique de l’existence. On traite les symptômes comme des erreurs à corriger plutôt que comme des signes à entendre. C’est une perte anthropologique majeure : celle de l’homme comme être de langage, de désir, de mémoire, capable de se raconter et de se transformer dans et par la parole.

La perte du savoir clinique comme art et comme éthique

La clinique ne se réduit pas à une application de savoirs. C’est un art du discernement, une intelligence de la situation, une capacité à se laisser surprendre, à improviser, à être touché. C’est aussi une éthique : celle de ne pas savoir à la place de l’autre, de ne pas forcer l’évidence, de rester à l’écoute de l’indicible. La disparition de la clinique signifie la disparition de cette créativité professionnelle, au profit d’un savoir procédural, automatisé, technicisé. Le psychologue devient un exécutant de consignes, non plus un praticien de la complexité humaine. C’est une perte pour les patients, mais aussi pour les soignants, qui voient leur métier vidé de sa substance humaine.

 

Conclusion

Le concept de clinique en psychologie est à la fois un héritage précieux et un enjeu d’avenir. Il résiste difficilement à la pression des modèles productivistes et des normes quantitatives. Mais il reste essentiel pour penser l’humain dans sa profondeur, son altérité, et sa capacité à transformer sa souffrance en parole. La clinique n’est pas obsolète : elle est plus que jamais nécessaire, dans un monde qui oublie trop vite l’importance de l’écoute. La « clinique », dans sa tradition psychologique et humaniste, est plus qu’une méthode : elle est une résistance. Résistance à la déshumanisation, au formatage, à la perte de sens. Dans un monde en quête de solutions rapides, elle rappelle que le psychisme ne se guérit pas à coups de protocoles, mais s’apprivoise dans la durée, la complexité, et la rencontre. Défendre la clinique aujourd’hui, c’est défendre la possibilité d’un soin qui ne renonce ni à la liberté du sujet, ni à l’éthique du praticien. Ce que nous perdons avec la fin de la clinique, c’est une certaine idée du soin, de la relation, du sujet. C’est la possibilité d’un espace non normatif où l’on peut être accueilli dans sa singularité, avec ses blessures, ses contradictions, ses mystères. C’est la reconnaissance que le soin psychique est un art autant qu’une science, un engagement éthique autant qu’une pratique technique. Dans un monde qui veut tout rendre mesurable, la clinique nous rappelle que le soin commence là où le chiffre s’arrête. Défendre la clinique aujourd’hui, c’est défendre une vision humaine du psychisme, et de ce qui fait encore la dignité du soin.

 

 

sources indicative

  • Gori. La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence.
  • Foucault. Naissance de la clinique.
  • Maldiney. Penser l’homme et la folie.
  • Cifali. La clinique, une approche du sujet en situation.