La désaffectivation : Le trop-plein d’émotions et la fatigue du sentir

La désaffectivation : Le trop-plein d’émotions et la fatigue du sentir

 

Nous vivons dans une époque saturée d’affects. Les émotions circulent à la vitesse des flux numériques : elles s’exposent, se consomment, s’industrialisent. On nous exhorte à ressentir, à compatir, à nous indigner, mais ce trop-plein d’émotion finit par épuiser notre capacité à être touchés.

Ce paradoxe, au cœur de la subjectivité contemporaine, fonde le concept de désaffectivation : non pas l’absence d’émotion, mais l’usure du sentir sous le poids de sa mise en scène permanente. La désaffectivation traduit une fatigue du pathos, une anesthésie affective qui n’est plus individuelle mais systémique. C’est une défense psychique devenue structurelle : pour survivre dans un monde saturé de signaux, le sujet apprend à se désensibiliser.

La désaffectivation comme symptôme culturel

Dans la perspective de la psychologie critique, la désaffectivation n’est pas une pathologie isolée, mais un phénomène socio-affectif. Elle se déploie dans un environnement où les émotions sont devenues matières premières de l’économie psychique. Eva Illouz l’a bien montré : l’ère néolibérale transforme les affects en ressources de productivité, en outils de communication et de management.

Le résultat est une paradoxale culture du sentir standardisé : la joie performative, la colère médiatique, la compassion rentable. L’individu contemporain se voit sommé d’être expressif, adaptable, authentique, mais dans les formes prescrites par le marché. Pour ne pas s’effondrer sous cette mise en tension permanente, il développe une désaffectation défensive : une manière d’être présent sans être réellement touché. Ainsi, la désaffectivation devient le revers subjectif de l’économie émotionnelle : une forme de lucidité triste, née d’un excès de stimuli et d’une pénurie de sens.

Le travail de la malléabilité : quand l’entreprise sculpte les affects

Au cœur de ce processus, il y a la mutation du rapport au travail. Les entreprises contemporaines ne demandent plus seulement des compétences : elles exigent des dispositions affectives, des attitudes, une capacité à s’ajuster en permanence. L’idéal du travailleur moderne est celui d’un sujet malléable, flexible, émotionnellement agile. Sous couvert de développement personnel, le management contemporain investit le terrain du psychisme. Il transforme la sensibilité en capital : il faut savoir « gérer son stress », « positiver », « collaborer avec bienveillance ». Cette psychologisation du travail n’est pas neutre : elle internalise la contrainte, en la présentant comme un choix. Le salarié devient l’entrepreneur de sa propre humeur, le gestionnaire de son affectivité.

Mais cette flexibilité émotionnelle a un prix. Elle engendre une fatigue morale et psychique, une perte d’ancrage intérieur. Pour rester productif dans des environnements instables, le sujet apprend à désactiver ses affects profonds, à lisser ce qui déborde, à neutraliser ce qui résiste. La désaffectivation devient alors une compétence professionnelle, un mode d’adaptation au pouvoir doux de l’organisation. Roland Gori et Christophe Dejours ont montré comment cette rationalisation de la subjectivité aboutit à une aliénation psychique subtile : le travailleur s’auto-discipline, se censure, jusqu’à ne plus savoir ce qu’il ressent vraiment. Ce n’est plus la répression qui gouverne, mais l’injonction à la fluidité.

Du sujet émotionnel au sujet anesthésié

Le sujet moderne se croit libre de ses émotions ; en réalité, il en est l’administrateur. Le régime contemporain du travail, fondé sur la communication et la coopération, exige une disponibilité affective totale, une capacité à être empathique à la demande, enthousiaste sur commande, neutre quand il le faut. Cette adaptabilité émotionnelle engendre, à long terme, une fatigue du soi : l’épuisement de celui qui ne peut plus distinguer entre ses affects authentiques et ses affects de rôle. Ce glissement vers l’anesthésie émotionnelle est la signature clinique de la désaffectivation. L’individu ne cesse de réagir, mais sans profondeur. Il ressent sans s’émouvoir, il parle sans être traversé. Son corps devient le théâtre d’une émotionnalité d’apparat, calibrée pour convenir, pour tenir. C’est là que la psychologie critique se distingue de la psychologie d’ajustement : elle ne cherche pas à renforcer la résilience du sujet à l’ordre établi, mais à dévoiler la violence symbolique qui l’oblige à se rendre flexible, désaffecté, performant.

Le pouvoir de la neutralisation affective

La désaffectivation a une dimension politique : elle sert de technologie de pouvoir. Un individu désensibilisé, même émotionnellement expressif, est plus docile. Le capitalisme affectif apprend à ressentir sans réagir, à s’émouvoir sans agir. Le pathos, autrefois moteur de l’engagement, devient un simple flux à canaliser. Michel Foucault parlait de gouvernementalité : le contrôle des conduites ne passe plus par l’interdiction, mais par la production de subjectivités conformes. Aujourd’hui, le pouvoir se déplace au niveau du sensible : il module les émotions, les oriente, les normalise. La désaffectivation devient alors un outil de maintien de l’ordre psychique : elle évite les débordements, amortit la révolte, anesthésie la souffrance collective.

Vers une clinique du réaffecter

Face à cela, la tâche de la psychologie critique n’est pas de « réparer » le sujet épuisé, mais de réhabiliter le sentir comme force de résistance. Réaffecter, ce n’est pas ressentir davantage : c’est ressentir autrement. C’est rouvrir un espace intérieur où l’émotion ne soit plus instrumentalisée, mais habitée.

Cette clinique du réaffecter suppose une désobéissance émotionnelle : refuser de réduire la sensibilité à un outil de performance, retrouver le droit d’être troublé, lent, indocile.
Elle appelle à une écologie du sentir, une manière de vivre, de travailler, de penser qui restaure la densité du lien et la profondeur du monde.

Conclusion : Pour une psychologie du vivant

La désaffectivation n’est pas un mal passager, mais le symptôme d’une époque. Elle dit l’usure d’un modèle de société qui fait de la sensibilité une marchandise et de la malléabilité un idéal moral. La psychologie critique, en la pensant, ne cherche pas à nostalgiser un âge du pathos perdu, mais à rouvrir le chantier du sensible.

Car sentir, c’est exister politiquement. C’est maintenir, face aux injonctions à la fluidité, le droit d’être affecté, bouleversé, imprévisible. Dans un monde qui nous veut souples, le sentir devient un acte de résistance, un refus d’être réduit à la plasticité docile du vivant administré.