La fatigue : nouveau mal du siècle

La fatigue : nouveau mal du siècle

 

Fatigue, burn-out, surcharge mentale, épuisement professionnel…

Le début du XXIe siècle a été marqué par ces idées qui se renforcent avec les mesures restrictives liées à la pandémie. Pourquoi la fatigue est-elle autant mentionnée? Notre mode de vie moderne entraîne-t-il de l’épuisement? Et si elle reflétait une demande sociale légitime, celle de l’attention accordée à nos besoins fondamentaux.

 

La civilisation épuisée : anatomie d’une fatigue systémique

Et si la fatigue qui nous ronge n’était pas la preuve intime d’un manque, d’une faiblesse ou d’un défaut de caractère, mais le symptôme d’un monde qui s’est acharné à confondre l’humain avec une batterie rechargeable ? Chaque matin, des millions de corps se lèvent déjà épuisés, comme si la nuit elle-même avait été phagocytée par les exigences du jour à venir. Nous vivons dans ce que Byung-Chul Han nomme la société de la fatigue, une époque où l’épuisement se porte comme une médaille et où le repos ressemble à un aveu d’inutilité.

Mais cette fatigue qui semble si moderne ne surgit pas du néant. Elle s’inscrit dans une longue généalogie. Georges Vigarello, dans son Histoire de la fatigue, montre combien cet état, que nous croyons intime, est en réalité un miroir des valeurs d’une société. On ne se fatigue jamais seul : on se fatigue dans un monde. La lassitude du chevalier errant, l’épuisement des pèlerins, la fatigue ouvrière du XIXᵉ siècle, chacun de ces récits révèle ce que l’époque juge digne d’être vu, reconnu, représenté. Dire la fatigue, c’est toujours parler du type de vie auquel on consent… ou que l’on subit. Ce détour historique a une vertu essentielle : il décentre. Il nous rappelle que nos mots d’aujourd’hui, burn-out, surcharge mentale, épuisement professionnel, sont les enfants d’une mutation culturelle plus que d’une révolution biologique. Malgré nos loisirs accrus, les protections du droit du travail, les machines qui n’en finissent plus de promettre de nous soulager, la fatigue n’a jamais été autant présente dans nos discours. C’est même là un paradoxe contemporain : plus nous promettons du repos, plus nous parlons d’épuisement. Comme si la promesse elle-même était devenue suspecte.

Dans la société de la performance décrite par Han, l’ordre ne vient plus de l’extérieur : il s’est insinué dans nos psychés. Nous sommes devenus les surveillants de nos propres limites. Le « tu dois » foucaldien a cédé la place à un « tu peux » affable, mais intraitable. L’individu contemporain n’obéit plus : il se dépasse. Il s’auto-optimise, s’auto-évalue, s’auto-héroïse. Et lorsqu’il chute, il chute seul. L’échec n’a plus de causes structurelles : il devient intime, presque moral. De là surgissent les pathologies de l’âme : burnout, dépression d’épuisement, troubles de l’attention saturée. Excès de « oui », incapacité à la limite, fatigue d’être possible. La technologie ajoute son propre goulot d’étranglement : smartphones, notifications, réseaux sociaux, outils de traçabilité. La disponibilité permanente devient une forme d’assiduité morale. Le repos lui-même devient un objectif à atteindre, un paramètre à optimiser. La frontière entre travail et vie se dissout non par passion, mais par pression diffuse.

 

Clinique des fatigues de l’âme : quand l’usure devient un diagnostic du monde

La fatigue contemporaine semble avoir délaissé les muscles pour s’installer dans la trame même de l’existence. Elle s’insinue dans la moindre décision, alourdit les respirations, érode doucement la clarté intérieure. Ce n’est plus un simple signe fonctionnel : elle devient un milieu, une atmosphère, une manière de vivre sa relation au monde. Dans les espaces cliniques, nous observons de plus en plus nettement cette constellation de fatigues de l’âme où s’enchevêtrent le psychique, l’affectif, le social et le symbolique. L’une des formes les plus fréquentes est celle que Vincent de Gaulejac appelait « la fatigue d’être soi ». Elle ne résulte pas tant d’un excès d’activité que d’un excès de devenir. On demande à chacun de se concevoir comme un « projet » permanent, souple, adaptable, optimisable. L’épuisement surgit moins dans l’action que dans le rapport tendu à l’identité. L’individu, sommé de se gérer et de se calibrer en continu, en vient à douter de sa propre valeur, à se sentir insuffisant même dans ses zones de compétence. Ce n’est pas l’effort qui épuise, mais le nécessaire maintien en mouvement, cette « stabilisation dynamique » que Hartmut Rosa décrit comme un impératif contemporain.

À cette fatigue identitaire s’ajoute celle qui naît dans les relations elles-mêmes. Les liens, au lieu d’être des lieux d’abandon et de respiration, deviennent des espaces de vigilance. On se surveille, on s’évalue, on craint de ne pas répondre aux attentes implicites de l’autre. Les échanges, saturés par la communication numérique et la disponibilité permanente, ne soutiennent plus le sujet, mais l’amènent au bord d’un retrait défensif. La lassitude relationnelle s’exprime par des sentiments paradoxaux : une proximité qui n’apaise pas, une présence qui ne nourrit plus, un excès d’interactions qui finit par user la capacité d’être en lien.

Vient ensuite la fatigue morale, qui touche particulièrement les métiers du soin, de l’éducation, de la culture, ou tout domaine où l’idéal professionnel constitue le socle de l’engagement. Lorsque l’horizon éthique se fissure sous le poids des contraintes gestionnaires, lorsque les procédures remplacent la relation et que la valeur se mesure en indicateurs, le sujet se fatigue non seulement de son travail, mais de l’écart douloureux entre son désir et la réalité. C’est une fatigue grave, car elle est une fatigue du sens, une fatigue du monde lui-même.

Enfin, s’impose une fatigue plus diffuse, faite d’impuissance intériorisée. Dans une société qui valorise l’autonomie individuelle et multiplie les possibilités, nombreux sont ceux qui se sentent écrasés sous la responsabilité de choisir, de se réinventer, de répondre à des injonctions contradictoires. Le trop-plein des possibles produit un effritement de la puissance d’agir. L’individu se paralyse, se dévalorise, s’enferme dans une procrastination anxieuse. Cette fatigue-là, Byung-Chul Han la décrit comme la signature de la société de la performance : un monde où chacun doit être l’entrepreneur de lui-même, même lorsque les conditions matérielles de cette liberté ne sont pas réunies.

Toutes ces fatigues dessinent une clinique de l’époque : elles témoignent moins de fragilités individuelles que de fractures sociales, économiques et symboliques. Elles révèlent une civilisation en surchauffe, où le vivant se trouve contraint d’épouser des rythmes qui ne sont pas les siens.

 

Pour une résistance sensible : rouvrir les voies de la lenteur, du lien et du souffle

Face à ces fatigues de l’âme, la réponse ne peut être uniquement technique ou psychologique. Elle doit être politique, sensible, existentielle. La résistance, pour être juste, doit d’abord être incarnée. Et ce sont peut-être les formes les plus discrètes de présence qui, aujourd’hui, esquissent les chemins d’avenir.

La première résistance consiste à réhabiliter la lenteur. Non pas une lenteur défensive ou nostalgique, mais une lenteur choisie, offensive, presque joyeuse. Elle constitue un refus clair d’entrer dans la logique de l’accélération imposée. En ralentissant, le sujet redonne de l’espace à ses rythmes internes, restaure sa capacité d’attention, redécouvre une temporalité dans laquelle la pensée peut respirer et les désirs reprendre forme. Il ne s’agit pas de faire moins, mais de faire autrement, en se réappropriant le pouvoir de décider pourquoi et à quel rythme l’on avance.

La résistance prend également la forme d’une reconstruction du lien. Beaucoup redécouvrent la force des communautés d’entraide, des cercles de parole, des pratiques artistiques partagées, des rituels profanes ou spirituels qui redonnent consistance au collectif. Dans ces espaces, la vulnérabilité cesse d’être un défaut et devient un langage commun. On y apprend à s’écouter sans jugement, à porter ensemble ce qui pèse trop pour une seule personne, à tisser des relations qui ne relèvent plus de la performance mais de la présence. Ce sont là des laboratoires du vivant, où se réinvente une fraternité possible.

Une autre voie réside dans la réappropriation symbolique du monde. Lorsque les catégories gestionnaires envahissent le langage et l’imaginaire, il devient vital de rouvrir l’espace du sens. La poésie, les arts, les récits, les gestes rituels, mais aussi la capacité de nommer autrement ce qui nous traverse, forment une écologie essentielle. Ils rendent à l’expérience humaine sa profondeur et sa densité. Grâce à eux, le sujet sort de l’objectivation et retrouve sa place dans un tissu narratif plus vaste.

Enfin, la résistance sensible se déploie dans l’art du minuscule : un regard qui ne calcule pas, une écoute qui n’anticipe pas, une présence qui n’a pas d’autre finalité qu’elle-même. Ces gestes, en apparence anodins, constituent un terrain clinique majeur. Ils restaurent la confiance, régénèrent la capacité d’être touché et d’être avec. Ils relèvent presque du sacré discret, celui qui n’a pas besoin de temple pour exister.

À travers ces voies se dessine aussi une forme d’enchantement renouvelé. Résister aujourd’hui, c’est parfois oser redonner place à la beauté, à la joie, à la gratuité, à l’émerveillement comme méthodes de connaissance. Il ne s’agit pas d’un optimisme naïf, mais d’une lucidité poétique : un monde qui ne s’émerveille plus se condamne à s’épuiser.

Ainsi, les fatigues contemporaines, loin d’être la fin d’un cycle, deviennent peut-être le seuil d’un passage. Elles révèlent une crise, mais ouvrent aussi un chemin. Si nous savons les écouter, elles nous indiquent où se fissure l’ancien monde et où germe déjà une autre manière d’habiter la vie.

 

Conclusion : Écouter la fatigue pour réinventer le monde

Au terme de ce cheminement, une intuition se dessine avec la netteté d’une vérité longtemps retenue : la fatigue qui traverse notre époque n’est ni un accident ni un simple symptôme individuel. Elle est un langage. Un signe adressé par les corps, par les psychismes, par les liens, par les institutions et même par l’histoire longue des sensibilités. Elle raconte comment nos sociétés se sont construites, ce qu’elles ont valorisé, ce qu’elles ont négligé, et ce qu’elles exigent désormais de chacun.

L’histoire de la fatigue, mise en lumière par Georges Vigarello, nous rappelle que l’épuisement n’a jamais été neutre. Il a toujours reflété les structures d’une époque, ses mythes, ses hiérarchies et ses oublis. Ce que nous nommons aujourd’hui burn-out, surcharge mentale ou épuisement professionnel n’est que la dernière métamorphose de ce vieux compagnon humain, mais cette métamorphose est singulière, car elle devient discours collectif, revendication, prise de parole d’un « nous » fatigué.

À travers le regard clinique, nous avons vu comment cette fatigue se déplace du champ physique vers une véritable fatigue de l’âme. Elle attaque l’identité, ronge la valeur personnelle, s’insinue dans les relations, sape le sens du travail, paralyse la puissance d’agir. Le sujet contemporain ne manque pas seulement de repos : il manque de monde habitable. Et lorsque la civilisation exige du vivant qu’il se comporte comme une ressource inépuisable, ce sont les psychismes qui portent la facture.

C’est dans cette brèche que s’inventent les formes contemporaines de résistance sensible. Lenteur assumée, reconquête du lien, réappropriation symbolique, poésie du quotidien, rituels minuscules mais décisifs : autant de gestes qui refusent l’accélération, redonnent souffle à l’être, réintroduisent l’humain dans l’humain. Ces pratiques ne sont pas de simples stratégies de bien-être ; elles relèvent d’une politique du vivant. Elles proposent une autre manière d’habiter le temps, les relations, les institutions, le travail et le monde.

Ainsi, la fatigue moderne ne doit pas être perçue comme le signe d’une défaite, mais comme la plainte, et l’appel, d’un monde en mutation. Elle indique où se brise l’ancien imaginaire productiviste, où se trouvent les failles de nos systèmes économiques et culturels, mais aussi où naissent les possibilités de transformation. Elle peut devenir une boussole, peut-être la plus précieuse dont nous disposions aujourd’hui, pour réapprendre à vivre autrement.

Écouter la fatigue, c’est écouter l’époque. L’accueillir, c’est déjà résister. Et la transformer, c’est ouvrir la voie d’un avenir où le repos, la contemplation, l’attention au vivant et le lien ne seront plus des parenthèses, mais les fondations mêmes d’une civilisation réenchantée. La guérison n’adviendra pas par une optimisation supplémentaire, mais par un renversement de regard : une politique du repos, une éthique de la lenteur, une écologie des forces vitales. Réapprendre l’art de s’absenter pour mieux revenir. Et, peut-être, recommencer à habiter notre vie au lieu de la performer.

 

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