La thérapie par la fiction : quand les histoires deviennent soin

La thérapie par la fiction : quand les histoires deviennent soin

Depuis les temps les plus anciens, les humains se rassemblent autour du feu pour raconter des histoires. Mythe, épopée, conte ou roman, la fiction accompagne nos existences et nous aide à apprivoiser l’inconnu. Elle est un langage qui traverse les âges, capable de donner forme à nos joies, à nos peines et à nos quêtes intérieures. Depuis quelques décennies, les cliniciens, psychologues et anthropologues ont redécouvert la puissance de cet imaginaire narratif. De ce mouvement est née ce que l’on appelle aujourd’hui la thérapie par la fiction.

 

 

Contrairement à l’idée répandue selon laquelle l’imaginaire n’est qu’une fuite hors du réel, la fiction agit comme un espace de reconfiguration de l’expérience. Les psychologues narratifs, tels que Michael White ou Jerome Bruner, ont montré combien notre identité se construit à travers les récits que nous produisons sur nous-mêmes. Or, ces récits sont parfois écrasants. On peut s’enfermer dans l’histoire d’un échec, d’un rejet ou d’un traumatisme, jusqu’à s’identifier entièrement à cette trame douloureuse. La fiction permet alors de déplacer ce récit figé, d’en proposer une version métaphorique ou imaginaire qui redonne souffle et liberté. Paul Ricœur, dans son travail sur le temps et le récit, décrivait ce processus comme une « refiguration » : inventer une intrigue, même fictive, c’est se donner la possibilité de relire et de réécrire son existence. Cette dynamique rejoint ce que Winnicott appelait l’aire transitionnelle, cet espace intermédiaire entre le réel et l’imaginaire où l’enfant expérimente le jeu et la créativité. Dans le cadre thérapeutique, l’imaginaire prend une fonction similaire : il offre une zone protégée où l’on peut tester de nouvelles façons d’être sans risquer de se heurter immédiatement au réel. La fiction agit ainsi comme une chambre d’écho, un lieu où les émotions, les conflits et les désirs se déploient sous une forme symbolique et transformable.

L’anthropologie, quant à elle, rappelle que dans de nombreuses cultures, le conte et le mythe jouent une fonction thérapeutique et sociale depuis toujours. Les récits sont des espaces de sagesse, de transmission et de régulation collective. Utiliser la fiction dans l’accompagnement interculturel, c’est non seulement reconnaître ces traditions narratives, mais aussi permettre à chacun de s’appuyer sur son imaginaire culturel pour trouver des ressources face aux épreuves.

Les bénéfices observés de la thérapie par la fiction sont multiples. En projetant ses difficultés dans un récit, la personne gagne une mise à distance salutaire : le problème n’est plus uniquement « moi », mais un personnage ou une situation symbolique. L’imaginaire est alors réhabilité comme ressource pour affronter le réel, et non comme simple échappatoire. L’invention de personnages ou de mondes fictifs développe par ailleurs l’empathie, en obligeant à se glisser dans la peau d’autrui. Enfin, cette approche redonne à chacun le pouvoir de reprendre la plume et de se réapproprier son histoire, au lieu de subir les récits imposés par la famille, la société ou le traumatisme. Bien sûr, cette méthode a aussi ses limites. La fiction ne doit pas devenir un refuge permanent qui éloigne du réel : le rôle du thérapeute est précisément d’assurer le lien entre l’imaginaire et la vie concrète. Certains patients, peu familiers de l’invention, trouvent plus confortable de commencer par travailler sur des récits déjà existants, contes, romans ou films, avant de s’essayer à la création personnelle.

Il n’en demeure pas moins que cette approche offre une promesse rare. Dans un monde saturé d’histoires médiatiques qui dictent nos désirs et nos identités, la thérapie par la fiction nous invite à reprendre la main sur notre propre récit. Elle rappelle que nous ne sommes pas seulement les personnages de notre histoire, mais aussi, au moins en partie, ses auteurs. Comme l’écrivait l’anthropologue Clifford Geertz, l’homme est « un animal suspendu dans des toiles de significations qu’il a lui-même tissées ». Dans cette toile, la thérapie par la fiction ouvre la possibilité de choisir de nouvelles couleurs, et d’oser réinventer le sens de notre propre vie.

Sources :

Brutin, K., L’Alchimie thérapeutique de la lecture, des larmes au lire

Ricœur, P., Temps et récit I–III,

Ricœur, P., Soi-même comme un autre

White & Epston, Les moyens narratifs au service de la thérapie

Mori, Les thérapies narratives