À rebours des modèles universalistes de la psychologie occidentale, Louise Sundararajan, psychologue et théoricienne, propose une véritable révolution silencieuse : comprendre l’émotion non comme un réflexe biologique ou un simple affect, mais comme un langage culturel et esthétique du vivant. Ses travaux, ancrés dans la psychologie culturelle et la « indigenous psychology », dessinent une autre manière d’écouter la vie intérieure : une écoute du sens, du lien, et du rythme propre aux civilisations qui l’expriment.
Une pensée contre le réductionnisme émotionnel
La psychologie dominante, façonnée par la neurobiologie et la cognition occidentale, tend à traiter l’émotion comme une donnée universelle, mesurable, traduisible en expressions faciales ou en gradients d’intensité. Sundararajan s’élève contre cette abstraction : selon elle, toute émotion est située, enracinée dans un imaginaire, une langue, un monde. Son œuvre s’inscrit dans un vaste mouvement de décolonisation du savoir psychologique : la psychologie « indigène » vise à restaurer les cadres culturels à partir desquels une société conçoit et vit les émotions. Ainsi, il ne s’agit plus d’imposer un modèle global du sentir, mais de reconnaître la pluralité des façons d’éprouver la vie. Dans ce texte majeur, Sundararajan entreprend un dialogue entre deux cosmologies : celle de la modernité occidentale et celle, plus fluide et relationnelle, de la Chine classique. Elle montre que dans la pensée confucéenne, taoïste et bouddhiste, les émotions ne sont pas de simples réactions internes mais des états de relation, des mouvements d’harmonie ou de désaccord entre l’être et le monde.
Le cœur de cette sensibilité réside dans la notion d’harmonie : plutôt que de concevoir les émotions comme des conflits intérieurs, la culture chinoise les perçoit comme des flux à équilibrer. La colère, la tristesse ou la joie ne sont ni vertus ni fautes : elles sont des ondes à accorder au chant du vivant. Sundararajan insiste sur le rôle de l’esthétique dans cette dynamique. L’émotion y devient expérience de raffinement : elle se goûte, se médite, se façonne comme un poème. L’une des contributions les plus fécondes de Sundararajan est sa théorie du “refined emotion”. Inspirée à la fois par la poésie chinoise et par la pensée humaniste, cette idée redonne à l’émotion sa noblesse : elle n’est pas à réguler ni à dompter, mais à raffiner, c’est-à-dire à transformer en sens. Elle écrit : « Les émotions raffinées ne sont pas saturées de plaisir, mais de signification. »
Une telle approche ouvre un champ immense : la tristesse peut devenir méditation, la joie contemplation, la douleur compréhension. Raffiner une émotion, c’est en quelque sorte la sublimer sans la nier : c’est la vivre pleinement, mais en y inscrivant la distance poétique de la conscience. Cette vision s’oppose frontalement à la logique du contrôle émotionnel prônée par les thérapies occidentales contemporaines. Là où la psychologie cognitive cherche la régulation, Sundararajan propose la savouration : une lente maturation du sentiment, un travail d’élégance intérieure. Pour les approches cliniques, notamment dans le champ anthropologique, cette conception ouvre un horizon nouveau. Si l’émotion est culturellement modelée, alors le soin ne consiste pas à corriger ou à uniformiser les affects, mais à écouter leurs racines symboliques. Le thérapeute devient ainsi un médiateur du sens, un artisan de la résonance entre les mondes de celui qui souffre et le langage collectif dans lequel il est pris. Sundararajan invite à considérer le travail émotionnel comme une voie de transformation sensible : l’émotion, loin d’être une faille, devient un organe de connaissance, une manière de penser le monde par le cœur.
La pensée de Sundararajan ne prétend pas à l’universalité. Elle se situe dans le dialogue : celui des cultures, des poétiques et des épistémologies. Certains y verront une vision élitiste, réservée à ceux qui ont le loisir d’affiner leur sensibilité ; d’autres y reconnaîtront au contraire une éthique du soin du monde, où chaque émotion, si humble soit-elle, peut devenir œuvre d’art et apprentissage de la présence. Dans un contexte clinique ou éducatif, cette pensée appelle à inventer des outils nouveaux : non pas pour mesurer l’émotion, mais pour l’écouter dans sa musique propre.
Au fond, ce que nous enseigne Louise Sundararajan, c’est que sentir n’est pas seulement réagir : c’est comprendre, goûter, répondre avec justesse. Les émotions, dans sa perspective, sont des calligraphies vivantes : des traits d’encre tracés entre soi et le monde, qui ne prennent sens qu’à travers la forme qu’on leur donne. Sa psychologie, à la fois esthétique et spirituelle, rejoint une intuition universelle : celle que l’humain ne grandit pas en effaçant ses émotions, mais en les rendant habitées, nuancées, raffinées. C’est là peut-être le cœur même du soin : transformer le tumulte en mélodie, l’émotion brute en sagesse du sentir.
Une psychologie du mouvement : l’émotion comme circulation de vie
Chez Sundararajan, l’émotion n’est jamais un état fixe, ni une simple décharge affective. Elle est processus, flux, rythme : un passage d’énergie entre le corps, le monde et la culture.
Inspirée par la pensée chinoise, sa conception de l’émotion relève d’une véritable cinétique du vivant. L’émotion n’est pas quelque chose que l’on “a” ; c’est quelque chose qui passe à travers nous, un mouvement d’ajustement à la totalité. Ressentir, pour elle, n’est pas “subir” un affect, mais participer à une danse d’équilibre entre le soi et le cosmos. C’est en cela qu’on peut parler d’une psychologie du mouvement : le sentir y est relationnel, non intérieur ou isolé ; il suppose une plasticité du sujet, une capacité d’être traversé, modulé, accordé ; le travail émotionnel consiste moins à interpréter qu’à accorder le ton : à rendre l’émotion fluide, respirante, vivante. Ainsi, l’émotion devient mouvement d’harmonisation : elle ajuste les dissonances entre soi et l’environnement, entre l’histoire intime et la situation présente.
En fin de compte, la psychologie du mouvement telle que la conçoit Sundararajan peut être lue comme une écologie de l’émotion. Chaque émotion est une énergie qui cherche sa voie ; la fixer, la juger ou la refouler revient à interrompre la circulation du vivant. La tâche du soin devient alors d’aider l’émotion à retrouver son mouvement juste : ni refoulée, ni déversée, mais raffinée, transmutée. Là où la psychologie des profondeurs creuse les mythes et les archétypes, la psychologie du mouvement s’attache à la musique intérieure du présent.
Elle n’oppose pas surface et profondeur : elle les relie dans un même geste de respiration du monde.
Dialogue entre Louise Sundararajan et Thierry Tournebise
L’émotion, pour Sundararajan, est donc une esthétique du mouvement : elle se goûte, se transforme, se raffine. Le travail thérapeutique ou spirituel consiste moins à la maîtriser qu’à l’accompagner dans sa métamorphose, à la laisser devenir connaissance sensible du monde.
Thierry Tournebise, créateur de la Maïeusthésie, développe une approche qui rejoint cette dynamique, tout en la formulant dans un langage existentiel. Pour lui, les émotions ne signalent pas une défaillance psychique : elles désignent une part de soi en attente de reconnaissance. Le symptôme n’est pas un dysfonctionnement, mais un appel, une vie psychique non encore née à la conscience.
Sous des langages différents, Sundararajan et Tournebise partagent une même intuition : le soin est un art du mouvement. L’une parle de raffinement émotionnel, l’autre de reconnaissance des parts de soi ; mais dans les deux cas, il s’agit de rétablir la circulation de la vie. Là où Sundararajan montre que l’émotion devient belle lorsqu’elle s’accorde à la trame culturelle et poétique du monde, Tournebise révèle qu’elle devient juste lorsqu’elle rejoint la totalité de l’être. Tous deux refusent la logique de la correction, du contrôle ou du diagnostic. Ils privilégient une clinique de la résonance : écouter l’émotion dans sa forme, dans sa lenteur, dans sa dignité. Cette convergence dessine les contours d’une psychologie du mouvement et de la présence : l’émotion y est perçue comme flux plutôt que comme état, comme messager plutôt que comme symptôme, comme passage vers le sens plutôt que comme matière à réguler.
Conclusion
Le dialogue entre Louise Sundararajan et Thierry Tournebise fait émerger une psychologie vivante, non dualiste, où le sentir devient à la fois acte de connaissance et d’incarnation.
Dans leurs œuvres, l’émotion retrouve son statut de mouvement créateur, non plus simple réaction, mais langage du vivant. Là se trouve sans doute l’une des voies les plus fécondes du soin contemporain : apprendre non pas à maîtriser l’émotion, mais à marcher avec elle, comme on suit le cours d’une rivière, en laissant le flux du monde et de l’âme s’accorder dans une même respiration.
