Les sens de l’être humain : une symphonie perceptive au-delà des cinq sens

Les sens de l’être humain : une symphonie perceptive au-delà des cinq sens

Depuis Aristote, l’homme occidental s’est longtemps laissé bercer par une partition sensorielle à cinq notes : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher. Ce quintette harmonique, gravé dans nos manuels scolaires, aurait pu suffire à définir notre rapport au monde. Mais à mesure que la science affine son écoute du vivant, elle dévoile une polyphonie plus riche, où d’autres sens longtemps invisibilisés jouent leur mélodie discrète : proprioception, interoception, nociception, équilibre… autant de modalités perceptives qui, loin d’être accessoires, façonnent notre être-au-monde. Dans cette exploration, nous proposons un voyage sensible à travers ces sens oubliés, en interrogeant leur fonction, leur inscription corporelle, et leur portée existentielle.

 

 

Les cinq sens traditionnels : fondation sensorielle de la relation au monde

Les cinq sens canoniques constituent la première interface entre l’humain et le réel. Ils permettent la relation, l’alerte, le plaisir ou le dégoût, et sont culturellement survalorisés, en particulier la vue, reine des sens dans la tradition occidentale.

  • La vue est le sens de la distance, de la maîtrise et de la projection. Elle structure notre espace, hiérarchise nos perceptions et nourrit l’imaginaire.
  • L’ouïe, tout aussi fine, est le sens du lien, du rythme et de la parole. Elle construit l’identité sonore du monde, et permet l’ancrage dans le temps.
  • Le toucher, souvent considéré comme primitif, est en réalité fondamental pour la sécurité affective et la reconnaissance de soi comme corps.
  • L’odorat et le goût, intimement liés, sont les sens de la mémoire, du plaisir et du territoire. Ils engagent l’intime, le viscéral.

Mais ces sens ne suffisent pas à rendre compte de la totalité de notre expérience sensorielle.

 

La proprioception : le sens du corps vécu

La proprioception est ce sixième sens silencieux, qui nous informe à chaque instant de la position, du mouvement et de la tension de nos muscles, tendons et articulations. Sans elle, nous serions comme des pantins sans fil, incapables de coordonner nos gestes ou de sentir la limite entre le soi et l’espace. Elle est parfois appelée « sens du corps dans l’espace », mais cela serait encore la réduire. En réalité, la proprioception est l’expérience intérieure d’un corps vivant, qui se meut sans avoir besoin de se voir. Elle rend possible la danse, la marche, l’étreinte, et même l’écriture de ces mots.

 

L’interoception : sentir l’intérieur de soi

Plus mystérieuse encore est l’interoception (qui n’est pas l’introspection, qui est le regard mental posé sur soi-même), ce sens qui capte les signaux internes du corps : rythme cardiaque, respiration, tension artérielle, digestion, température. C’est elle qui informe la conscience de la faim, de la soif, de la fatigue, ou de l’angoisse. Les neurosciences, notamment à travers les travaux d’António Damásio, ont montré que l’interoception joue un rôle clé dans la construction du sentiment de soi. Elle est le socle d’une conscience incarnée, enracinée dans la chair, et non seulement dans le cerveau. Dans une époque où le corps est souvent négligé au profit de la performance mentale, redécouvrir l’interoception, c’est peut-être retrouver la voie d’une sagesse somatique.

 

D’autres sens souvent oubliés

Il existe encore d’autres modalités sensorielles reconnues par la neurobiologie :

  • La nociception : perception de la douleur. Elle ne relève pas uniquement du toucher, mais d’un réseau spécifique d’alerte. Elle protège l’intégrité corporelle, et inscrit la souffrance dans le langage du corps.
  • Le système vestibulaire : ce sens de l’équilibre, situé dans l’oreille interne, permet à l’être humain de se mouvoir debout, de marcher droit, de résister à la chute. C’est un pilier invisible de la verticalité humaine.
  • La thermoception : perception de la chaleur et du froid, essentielle à la régulation thermique et au confort affectif.
  • La chronoception : bien que controversée, elle désigne la capacité à percevoir subjectivement le temps, à travers des rythmes corporels (veille-sommeil, cycles hormonaux, etc.).

 

Sentir pour être : l’art de se sentir vivant à travers l’exploration sensorielle

Il est des jours où l’on respire sans vivre, où le monde passe à côté de soi comme une eau qu’on ne boit pas. L’accélération contemporaine, la sursollicitation numérique, les injonctions de performance nous enferment dans une existence désincarnée, où l’on pense plus qu’on ne ressent, où l’on fait plus qu’on ne vit. Mais comment se sentir vivant ? Comment réanimer l’intensité du présent, non comme une idée ou un idéal, mais comme une expérience sensible, charnelle, immédiate ? La réponse est peut-être là, simple et ancienne : en retournant à nos sens. L’être humain est un orchestre sensoriel. Or, nous n’écoutons souvent que les instruments les plus bruyants, la vue, l’ouïe, en négligeant toute la subtilité du reste. Se sentir vivant, c’est peut-être réapprendre à jouer cette symphonie en entier.

La vue : apprendre à voir autrement

La vue, saturée d’écrans, est aujourd’hui plus qu’un sens : un impératif. Mais voir ne veut pas dire regarder. Voir, vraiment, c’est ralentir. C’est s’attarder sur une feuille, une ride, une lumière rasante. Pour se sentir vivant, il faut sortir de la vision de contrôle et entrer dans une vision de contemplation. Prendre le temps de s’émerveiller, c’est accorder au réel le droit d’exister en soi.

 L’ouïe : écouter le monde respirer

Dans le tumulte, l’écoute se raréfie. Or, l’ouïe est le sens du lien, de l’altérité, de la résonance. Écouter, c’est accueillir. Le chant d’un oiseau, un souffle aimé, le silence entre deux battements du cœur. Rééduquer son oreille, c’est retrouver la capacité à être affecté, à vibrer. C’est aussi, comme le disait Rainer Maria Rilke, entendre « ce qui bruisse quand rien ne parle ».

Le toucher : redevenir peau

Le toucher est notre premier sens, celui du nouveau-né qui cherche le sein, la chaleur, la présence. C’est aussi le grand oublié dans une société du virtuel. Se sentir vivant, c’est toucher, mais aussi se laisser toucher : par le vent, l’eau, une main, la rugosité du réel. La peau pense, dit Didier Anzieu. Elle est mémoire, frontière, langage. Un monde sans toucher est un monde où l’on meurt sans cicatrice, sans caresse.

L’odorat et le goût : goûter l’instant

L’odorat est un sens archaïque, animal, profondément lié à la mémoire. Il nous connecte à nos affects, à nos origines, à nos ancêtres. Une odeur de pluie sur l’asphalte peut ramener une enfance.

Le goût, lui, est le sens du présent incarné. Il impose de s’arrêter, de mastiquer, de savourer. Il est un acte de résistance contre la vitesse. Goûter, c’est aussi goûter la vie.

La proprioception : habiter son corps

Ce sens discret nous permet de sentir notre corps sans le voir. Il est la conscience diffuse de nos mouvements, l’ancrage silencieux de notre verticalité. Se reconnecter à la proprioception, c’est danser, marcher pieds nus, pratiquer le yoga ou l’escalade. C’est retrouver le plaisir du geste pur, de l’élan, de la gravité qui nous porte.

L’interoception : écouter son dedans

C’est peut-être le plus profond de tous. L’interoception est ce sens qui nous fait sentir notre battement de cœur, notre respiration, notre fatigue. Se sentir vivant, c’est aussi entendre ce qui, en nous, dit « je suis là » sans mots. C’est savoir que l’on vit parce que l’on palpite. Les pratiques contemplatives : méditation, respiration, attention au souffle, réhabilitent ce dialogue intérieur. Elles font de l’écoute du corps un art de vivre.

L’équilibre, la douleur, le chaud, le froid : les autres messagers du vivant

Notre système vestibulaire (l’équilibre), la nociception (douleur), la thermoception (température)… Tous ces sens nous rappellent que vivre, ce n’est pas toujours confortable, mais c’est toujours incarné. Même la douleur, quand elle n’écrase pas, est un signal de vie. Elle dit : quelque chose a été blessé, donc quelque chose existe.

 

Vers une écologie sensorielle

En réunissant ces sens dans une même fresque, une nouvelle vision de l’être humain émerge : non plus comme un être purement rationnel ou visuel, mais comme un corps sensible, traversé par une infinité de signaux, habité par des mouvements profonds, parfois inconscients, qui structurent notre lien au monde, aux autres, et à nous-mêmes. Ce que les philosophies orientales, les danses chamaniques, ou la phénoménologie de Merleau-Ponty ont pressenti, la neurobiologie contemporaine le confirme : nous sommes avant tout des êtres sensoriels, et toute transformation sociale ou thérapeutique doit passer par une réappropriation de cette richesse.

 

 

Conclusion : le sens du sens

La pluralité de nos sens n’est pas un luxe biologique. Elle est la condition même de notre présence au monde. Penser l’humain à partir de ses sens, c’est refuser la coupure entre corps et esprit, nature et culture. C’est aussi ouvrir la voie à une réconciliation sensorielle, où l’écoute du souffle, la conscience du mouvement et la tendresse du toucher deviennent des gestes politiques. Redonner à chaque sens sa juste place, c’est inventer une nouvelle manière d’habiter le monde : plus incarnée, plus attentive, plus poétique. Se sentir vivant ne s’apprend pas dans les livres, mais dans la présence. Il faut une attention nue, un cœur à l’écoute, un corps qui ose ressentir. Ce n’est pas le monde qui manque de beauté. C’est nous qui avons cessé de le sentir.

 

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