« L’écosophie » est l’articulation éthico-philosophique complexe « entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine ».
Si le déséquilibre écologique menace les équilibres vitaux sur la planète, une détérioration de plus en plus visible affecte parallèlement l’intelligence, la sensibilité, les modes de vie individuels et collectifs dans nos environnements multiples. Dans une perspective écosophique, ces deux processus ne peuvent être dissociés : c’est leur conjonction qui menace les rapports de la subjectivité humaine avec toutes les formes d’extériorité, avec toutes les manifestations du dehors (manifestations sociales, animales, végétales et techniques). L’écosophie pourrait donc se définir comme une passerelle transversaliste entre des domaines hétérogènes, comme une ouverture attentive aux mutations (politiques, philosophiques, économiques et techniques) de notre époque.
Selon Guattari, la situation actuelle est le résultat d’une pensée qui ignore comment aborder les situations avec la puissance et la complexité qu’elles requièrent. Sa pensée « écosophique » n’est pas une solution massive mais bien un outil conceptuel permettant d’appréhender des situations grâce à l’usage de trois lentilles superposées : celles de l’écologie de la nature, de l’écologie sociale et de l’écologie mentale. Cette lunette d’un genre inédit est censée nous permettre de penser les conditions de la production de modes de vie humains au sein d’un monde fragile.
C’est de la façon de vivre désormais sur cette planète, dans le contexte de l’accélération des mutations technico-scientifiques et du considérable accroissement démographique, qu’il est question. Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique, démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande du temps d’activité humaine potentielle. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse, de la névrose ou celle de la culture, de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de sensibilité ?
De son côté, l’écosophie mentale sera amenée à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux « mystères » de la vie et de la mort. Elle sera amenée à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la publicité, les sondages, etc. Sa façon de faire se rapprochera plus de celle de l’artiste que de celle des professionnels « psy » toujours hantés par un idéal suranné de scientificité.
L’écologie mentale
Chez Guattari, l’inconscient est directement connecté à la fois au social (et donc au politique, l’inconscient étant lui-même politique, politisé, et enjeu du politique) et à la nature. Le mode d’accès au psychique est avant tout pratique, il s’agit d’expérimenter et de continuellement remettre au travail des « paradigmes éthico-esthétiques ». Il s’agit de prendre en compte le fait que les processus de subjectivation font partie intégrante de l’écologie et ne forment pas un domaine « psy » coupé des problèmes environnementaux, politiques, sociaux, etc. Or pour pouvoir construire et faire tenir des modes de vie qui seront écologiques, il importe de saisir comment les subjectivités sont aujourd’hui produites, afin de les libérer. Mais il n’y a pas pour autant de mode de subjectivité « correct » qui serait en propre celui de l’écologie. La subjectivité est une chose qui doit être perpétuellement réappropriée dans l’expérimentation collective. Autrement dit, la psyché qui convient n’existe pas, elle n’est pas donnée, elle est à construire. Et cette construction est un enjeu collectif et non pas individuel. « Le sujet ne va pas de soi. Faire de la psychanalyse un constructivisme.
Une des phrases clefs de Guattari concernant le statut du verbal est que « l’appréhension d’un fait psychique est inséparable de l’agencement d’énonciation qui lui fait prendre corps ». Par exemple, une vérité scientifique tire sa vérité des dispositifs et des types de preuves qui sont mis en œuvre : sans ces dispositifs soumis à rude épreuve, il n’y a pas de vérité. D’autres formes d’agencement, comme les mythes, les rituels, l’art, ont donc un pouvoir propre.
Nos univers mentaux sont pétris de mythes, de narration et les mouvements écologistes l’on oublié et se contente de laisser le pouvoir lié à ce savoir aux publicistes ou à Hollywood qui en font des séries, sans place pour une production nouvelle. Tout l’enjeu est de mettre en place des logiques de subjectivation qui ne se soumettent pas à la logique du profit et de réapprécier collectivement la valeur des activités humaines à l’aide de valeurs propres. On retrouve ici la question transversale des modes de valorisation. Une « écologie » du fantasme doit être collectivement pensée et produite, fabriquée afin de permettre par exemple l’expression de fantasmes, éthiquement condamnables autrement que par la répression, et de permettre aux fantasmes créatifs de retrouver leur place. Et Guattari insiste : « La violence et la négativité résultent toujours d’agencements subjectifs complexes ; elles ne sont pas inscrites dans l’essence de l’espèce humaine. »
Le fait que le moi soit auto-référent, qu’il n’y ait pas de référence extérieure générale permettant de l’expliquer est « insoutenable », source d’angoisse. Le résultat de ce constat pour notre propos est que toute la vie psychique doit être prise en compte, dans sa richesse et sa multiplicité, et ne peut se réduire à l’une ou l’autre expérience fondamentale. Nos subjectivités connectent choses, êtres divers, prières, symboles, etc. il nomme ça des machines. La subjectivation ne se présente donc pas comme processus simple, elle se présente sous forme d’agencements machiniques complexes, difficiles à explorer, mais dont on ne peut pas faire l’économie. Mais il s’agit aussi de ne pas oublier que nos productions techniques, artistiques, publicitaires, participent de ces processus et, au titre d’une écologie mentale réussie, il importe de pouvoir s’en ré-emparer.
L’objectif de cette écologie mentale est la production (praxis) d’une zone viable pour l’existence humaine. Mais il ne s’agit pas non plus d’ajouter une variable « psy » ou « bien-être » dans la construction de la réalité collective. Il s’agit, dans chaque problème écologique, de penser les résultats des solutions qu’on pourrait inventer par rapport à cette écologie mentale.
L’écologie sociale
Le principe spécifique de l’écologie sociale est la fabrication d’ « éros de groupes », qui sont à chaque fois des reconversions de l’écologie mentale. Guattari distingue deux modes suivant lesquels ces éros peuvent exister. Soit d’une part une triangulation classique du type père-mère-enfant, qui aboutit à se refermer sur soi. Non pas que toute famille se refermerait sur elle-même, loin de là. Mais le modèle de la cellule familiale appliquée à l’ordre social ou aux groupes revient à poser toujours un « maitre » comme le « père » dans le modèle familial, donnant ainsi lieu à des rapports de « foule » à « star » par exemple, rapport toujours dissymétrique.
A cela Guattari oppose une autre forme de production de groupe: il s’agit de pouvoir produire des groupes-sujets auto-référents, c’est-à-dire capables de produire eux-mêmes la justification de la formation du groupe mais s’ouvrant sur le reste de la société, en rapport constant avec elle (Guattari utilise le terme « socius »), et le cosmos, c’est-à-dire s’ouvrant sur la différence, entrant en relation avec un ailleurs auquel le groupe participe mais qu’ils ne sont pas seuls à explorer et à valoriser. Guattari propose de penser les groupes sociaux à partir d’un modèle qui évite le piège de l’identification au « père », symbole trop pesant de la psychanalyse oedipienne qu’il tente de dépasser.
Il s’agit bien de groupes qui se posent à l’aide de leur propre mode d’être, en affirmant par exemple être regroupés autour de valeurs mais pas uniquement. L’exemple donné par Guattari est celui des communautés de scientifiques. On n’y entre pas n’importe comment et il ne s’agit pas d’y faire n’importe quoi: les communautés sont tenues par des exigences qui fondent leur éthos, différent s’il s’agit d’un physicien ou d’un chercheur en sciences sociales. On peut ainsi comprendre « l’auto-référence » du groupe : il se fonde sur ce qui le fonde, et rien d’autre ! Le regroupement autour d’un mode propre n’empêche pas l’ouverture vers le reste du monde. Il ne la garantit pas non plus et on ne compte plus les exemples de groupes scientifiques entrant en guerre pour imposer leur mode d’accès comme étant le seul valable pour le reste du monde et pour tous les êtres.
L’écologie de la nature
Guattari écrit finalement assez peu sur l’écologie de la nature. Son principe particulier est que « tout y est possible, le pire comme le meilleur ». À la première lecture, il peut sembler étrange de penser l’écologie à partir d’un « tout y est possible » alors qu’aujourd’hui on insisterait plutôt sur l’impossibilité de continuer sur la voie actuelle en matière de gestion humaine de la nature. Mais ce serait faire abstraction de la deuxième partie de la phrase qui indique que le meilleur pourrait succéder au pire en évitant les catastrophes. La nature est machinique : il ne faut pas la penser à partir d’un état neutre à retrouver mais comme une connexion d’éléments hétérogènes, en modification permanente, sans affinité particulière avec les humains qui la peuplent. Savoir que le pire est possible demande une éthique, au sens du bon comme du mauvais. Il faut faire preuve de prudence, de pouvoir remettre en question les expérimentations en cours, comme celle de la consommation d’énergie actuelle par exemple.
Selon Guattari, il existe des solutions techniques aux crises écologiques. Le problème est alors de s’en emparer, de se les réapproprier et de refuser un régime où seuls les groupes majoritaires et les experts les appliquent. Il ne s’agit pas de disqualifier a priori les experts pour faire de l’humain s’emparant des techniques une chose bonne en soi. La réappropriation peut être collective.
Le réchauffement climatique doit par exemple faire l’objet d’une réappropriation collective qui requiert là aussi des solutions sociales et mentales. Tout étant possible, il faut également refuser de se laisser piéger dans les « alternatives infernales » toutes faites du type : si vous voulez de l’emploi, il faut nous laisser polluer car c’est impossible de faire autrement. Dans le cas du réchauffement climatique, c’est bien à la nature comme agencement machinique que nous avons affaire.
Conclusion
Les propositions de Guattari sont à la fois pragmatiques (efficaces) et éthiques. Il s’agit de propositions sur la nature des trois écologies. Celle-ci n’est pas une essence révélée mais une proposition de pratique qui permet de s’en sortir, d’être plus efficace. Ce sont des propositions éthiques au sens du « bon et du mauvais » dans une tradition héritée de Spinoza et Nietzsche.
L’ouvrage peut être lu comme une proposition éthique, visant à mettre à jour des régimes de fonctionnement qui devraient, si pas être respectés au moins pris en compte lors de l’étude et l’analyse de cas particuliers. Il ne s’agit pas d’une méthode générale qui permettrait de tout résoudre, mais plutôt d’un régime d’attention qu’il s’agit de mettre en place dans la confrontation avec tout problème écologique. Fabrication d’une éthique à situer, une éthique variable, dépendante des cas. Il s’agit d’éviter les petits cas fabriqués de toutes pièces chers à la philosophie analytique et qui sont le plus souvent improbables, délocalisés, désincarnés.
Nous sommes territorialisés, plaqué sur un territoire. Le lieu où nous sommes est le résultat de longs processus naturels, psychiques, collectifs, existentiels. C’est à partir de ce territoire, peu engageant, détruit, sérialisé que nous avons à penser. Mais cette situation n’est ni normale ni naturelle et d’autres sont possibles. Pour pouvoir bouger, repeupler nos territoires, les faire coexister dans leurs différences et leurs variations, en les laissant s’exprimer, nous ne devons pas lâcher prise, ne pas oublier qu’il faut se préoccuper des différents modes sur lesquels nous pouvons vivre ces territoires.