L’esprit critique : on en parle beaucoup, mais le définit peu

L’esprit critique : on en parle beaucoup, mais le définit peu

Dans le monde actuel globalisé et interconnecté, développer l’esprit critique relève d’un enjeu majeur au service de la construction et de l’émancipation personnelle et sociale de l’individu. Si tout était parfait, si nous ne commettions pas d’erreurs dans l’évaluation des informations, si nous étions toujours capables d’accorder notre confiance de manière raisonnée, nous n’aurions nul besoin de parler d’esprit critique. C’est bien parce que nous avons des limites et qu’elles entraînent des conséquences à l’échelle de la société que nous nous interrogeons sur nos capacités naturelles.

Il y a de plus en plus d’articles, de vidéos, de formations parlant de « l’esprit critique », ou des personnes semblant s’en revendiquer. En revanche, bien plus rarement de définition de ce terme « esprit critique ». Il me parait pourtant important d’avoir une définition solide de cette notion, qui est particulièrement complexe d’un point de vue théorique, pour pouvoir discuter du sujet sans faire de contresens. Or il existe beaucoup de travaux scientifiques, issus de différentes disciplines, sur « ce qu’est l’esprit critique ».

Une grande erreur consiste à penser qu’il existe une définition partagée, intuitive, de l’esprit critique et que nous pouvons facilement nous mettre d’accord sur le but et les modalités d’un tel enseignement. Il existe en réalité une variété d’approches et de visions. L’esprit critique est intrinsèquement ancré dans l’activité de dialogue, c’est par le dialogue que peut surgir des contradictions, des incohérences etc (Deanna Kuhn 2019).

Certaines confusions existent lorsque l’on parle d’esprit critique

Intuition et esprit critique :

Certaines idées reçues concernent le lien entre intuitions et esprit critique, et elles sont parfois contradictoires. Parfois, on nous demande de plus faire confiance à nos intuitions, car elles nous permettraient de prendre de meilleures décisions qu’avec des raisonnements élaborés. D’autres fois, au contraire, nous entendons parler de l’esprit critique comme de la part rationnelle de notre raisonnement, par opposition à des intuitions nécessairement erronées. En réalité, les deux versions sont vraies et fausses en même temps : nos intuitions nous servent correctement dans de très nombreux cas, et notre cerveau travaille en permanence en deçà du seuil de la conscience, avec des stratégies silencieuses pertinentes pour nos objectifs, que nous appelons « heuristiques ». Cependant, les mécanismes qui produisent ces heuristiques peuvent nous induire en erreur et nos intuitions être trompeuses. L’identification rapide des visages est un exemple de compétence intuitive que nous développons sans même nous en rendre compte : une intuition utile qui nous évite d’avoir à réfléchir et à convoquer des connaissances explicites à chaque fois que nous sommes amenés à interagir avec une autre personne. Nos intuitions perceptives nous servent bien dans ce type de cas. Mais l’exemple de la vision nous apprend que, dans un nouveau contexte, les mêmes réponses intuitives qui nous donnent un avantage en termes de rapidité de réponse peuvent nous conduire à donner des interprétations erronées ou simplifiées de la réalité.

Nous ne pouvons donc pas opposer l’esprit critique et les intuitions comme deux formes de raisonnement. Nous devons faire confiance à nos intuitions quand nous raisonnons dans un domaine de compétences que nous maîtrisons (comme la reconnaissance de visages humains). En revanche, il est nécessaire de comprendre que, dans certaines circonstances, ces mêmes intuitions peuvent nous tromper. Si nous savions reconnaître ces circonstances, nous pourrions apprendre à accorder moins de confiance à nos intuitions et ainsi être plus à même de changer d’idée au moment opportun.

Quelle posture avoir :  critique ou d’ouverture ?

Il est facile et tentant de confondre un esprit critique et un esprit de critique. Avertis de l’existence de fausses informations, nous pourrions vouloir porter un regard suspicieux sur la moindre information, indifféremment du sujet ou de la source de l’information. Nous nous mettrions alors à douter du récit lu sur Internet, comme de celui donné par l’enseignant, nous douterions du journaliste, du médecin, et du scientifique. Ces manières de ne pas être capable de distinguer différents niveaux de fiabilité des sources d’information, et de considérer l’incertitude ou la faillibilité comme des raisons pour rejeter la connaissance sont très délétères. Ce type de raisonnement est à l’opposé d’un « bon » esprit critique.

Nous aurions du mal à penser que faire preuve d’un esprit ouvert puisse être négatif d’une quelconque manière. Respecter l’autre et ses idées et être capable de changer d’idée, devrait certainement faire partie des compétences du bon penseur critique. En réalité, le problème avec le fait de rester ouvert, c’est que nous pouvons ne plus savoir quand il faut s’arrêter. Devons-nous, par exemple, remettre en question une idée parfaitement solide, simplement parce que quelqu’un n’est pas d’accord ? Devons-nous faire l’effort de considérer toutes les idées comme légitimes, alors qu’une partie d’entre elles sont soutenues par des preuves objectives ?

Le fait est que toutes les idées ne se valent pas : certaines idées méritent plus notre confiance que d’autres, car elles sont soutenues par des preuves en quantité plus importante et de meilleure qualité. Ainsi, tout comme il n’est pas justifié de douter de tout, nous ne pouvons pas considérer a priori que toutes les idées se valent. Il existe un risque supplémentaire à adopter une idée d’ouverture d’esprit globale (ou à inciter d’autres à le faire) : celle de nourrir la tentation de continuer à chercher des informations à l’infini, sans jamais parvenir à adopter un point de vue. Nous devons, au contraire, savoir nous arrêter dans notre recherche d’informations, et admettre que, à un instant donné, certaines informations sont plus soutenues que d’autres, et donc plus légitimes de notre confiance.

Du coup, avoir un esprit critique, ça voudrait dire quoi ?

 L’esprit critique renvoie à un ensemble très large d’une part de compétences / capacités / pratiques, et d’autre part de dispositions / penchants / attitudes (« disposition » au sens « être disposé à »). En d’autres termes, on « a de l’esprit critique » si on sait effectuer des « pratiques critiques » ET qu’on est effectivement disposé à le faire (Facione, 1990, 2000 ; Schwarz, 2009)

En conséquence, lorsqu’on dit « avoir de l’esprit critique », en fait, on dit deux choses distinctes : « savoir exercer une pensée critique » (compétences) + « être critique » (disposition).

 

Pour les compétences, nous pouvons trouver : (liste non exhaustive)

  • Analyser des arguments et des affirmations
  • Évaluer des arguments et des affirmations (cohérence, pertinence, etc)
  • Évaluer la fiabilité d’une source et/ou d’une information (exactitude)
  • Faire des inférences, utiliser un résonnement inductif ou déductif
  • Faire preuve de réflexivité, auto-réguler sa pensée
  • produire des arguments valides (justifiés, cohérents entre eux, etc.)

 

Pour les dispositions maintenant : (voici une liste là aussi non exhaustive)

  • Souci pour la véracité (le goût du vrai dirait Etienne Klein)
  • Souci pour la clarté, la précision
  • Curiosité, volonté de bien s’informer (posture épistémologique, c’est-à-dire l’étude de la connaissance)
  • Ouverture d’esprit, désir de comprendre des points de vue différents
  • Confiance dans sa propre capacité à raisonner, avoir une bonne métacognition (avoir une analyse critique sur ses propres pensées).
  • Honnêteté et humilité intellectuelle (on peut se tromper et apprendre d’une personne avec qui on a un désaccord)
  • Propension à réviser son avis en fonction des infos à dispositions
  • Avoir une bonne réflexivité (appliquer à soi-même son évaluation des arguments et points de vue)

 

Remarques pour conclure :

  • De façon plus générale, il est assez clairement acquis dans la littérature que l’esprit critique est également dépendant du contexte (Hasni, 2017). En d’autres termes, on peut « avoir de l’esprit critique » sur un sujet et pas sur un autre. Enfin, c’est toujours important de le préciser, mais l’esprit critique est un construit théorique, ça n’existe pas « en soi », c’est une notion abstraite basé sur les connaissances précise que l’on a sur le sujet en question.
  • Des recherches récentes sur le cerveau ont confirmé que la construction d’opinions et les décisions morales ne peuvent être comprises comme froides, objectives et logiques. Les émotions et les formes d’empathie (émotionnelle ou cognitive) influencent fortement la cognition morale. Vouloir un débat uniquement rationnel ne réduit pas ces préjugés émotionnels, mais laisse les étudiants sous leur influence – inconsciente, mais puissante. En effet, les débats d’opinion risquent de susciter des réactions émotionnelles qui empêchent le décentrement (Klimecki & Singer, 2013), risquent d’enfermer les élèves dans leurs opinions initiales, et ne conduisent pas souvent à les remettre en question  (Osborne, J., 2010, Simonneaux, L., 2005).

 

 

 

 

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