Le concept d’emprise est aujourd’hui central dans l’analyse des violences psychologiques, notamment dans les relations de domination conjugale, familiale ou institutionnelle. Il permet de penser la manière dont une personne peut perdre sa capacité d’agir ou de penser librement sous l’effet d’un pouvoir destructeur exercé de façon insidieuse. La psychiatre française Muriel Salmona, spécialiste des psychotraumatismes, a profondément renouvelé la compréhension de ce phénomène en l’articulant aux mécanismes neuropsychiques du trauma. Son approche met en lumière les effets durables des violences sur le psychisme, et éclaire la complexité des situations d’emprise souvent mal comprises, y compris par les victimes elles-mêmes.
L’emprise comme processus psychotraumatique
Selon Muriel Salmona, l’emprise ne se réduit pas à une domination volontaire ou à une manipulation mentale. Elle doit être comprise comme le résultat d’un traumatisme psychique, qui, en perturbant profondément le fonctionnement cérébral, place la victime dans un état de sidération, d’amnésie traumatique, et de dépendance psychique. Lorsqu’un individu est confronté à une violence extrême, qu’elle soit physique, sexuelle ou psychologique, et qu’il ne peut ni fuir, ni se défendre, le cerveau bascule dans un mode de dissociation traumatique. Cette réaction de survie provoque une déconnexion émotionnelle et cognitive, souvent suivie d’une amnésie traumatique. L’information de la violence est alors stockée dans le cerveau émotionnel (l’amygdale et l’hippocampe) de manière non intégrée, ce qui rend la personne vulnérable à la répétition du traumatisme, sans qu’elle en comprenne l’origine.
L’emprise, une violence psychique répétée et internalisée
L’emprise est un piège psychique, c’est lorsque une personne « ce glisse sous la peau d’une autre » pour orienter sa vision ses pensées. Elle est d’autant plus redoutable qu’elle repose sur des violences répétées, souvent banalisées ou niées par l’entourage ou les institutions. Le bourreau installe progressivement un système dans lequel la victime est privée de toute autonomie psychique. Cela passe par :
- La dévalorisation constante : qui détruit l’estime de soi.
- Le gaslighting (ou « doute de soi imposé ») : qui fait perdre à la victime la confiance dans ses perceptions.
- L’isolement : qui coupe la victime de ses soutiens.
- La culpabilisation : qui inverse les responsabilités.
Ce processus est comparable à une captation de la subjectivité, où la pensée de la victime se trouve colonisée par celle de l’agresseur. Selon Salmona, ce mécanisme se comprend dans la continuité de la dissociation traumatique : « L’auteur des violences s’approprie la psyché de la victime, la façonne pour la rendre dépendante et docile ».
L’amnésie traumatique : un verrou central de l’emprise
L’amnésie traumatique n’est pas un oubli volontaire, ni un refoulement psychanalytique au sens classique. Il s’agit d’une déconnexion de la mémoire explicite, celle qui permet de raconter, de dater, de comprendre un événement. L’événement traumatique n’est pas effacé, il est stocké ailleurs, sous une forme non narrative, sensorielle, émotionnelle et fragmentée, dans les circuits du cerveau émotionnel. Cette mémoire traumatique est dite « dissociée » : elle échappe à la conscience, mais peut être réactivée brutalement par des déclencheurs (odeurs, sons, situations), provoquant des flashbacks, des cauchemars, de l’anxiété ou des sensations de panique sans cause identifiable. Muriel Salmona décrit cette mémoire comme une « bombe à retardement » : elle est intacte, non traitée, et ressurgit parfois des années, voire des décennies plus tard, souvent sans que la personne comprenne immédiatement ce qui se passe. Malgré les preuves cliniques et neurobiologiques accumulées, l’amnésie traumatique continue d’être mise en doute dans le domaine judiciaire, où l’on attend des victimes une mémoire cohérente, immédiate, linéaire. Ce doute alimente un climat de suspicion et de culpabilisation, qui ajoute une couche de violence aux personnes concernées.
Qu’est-ce que la dissociation ?
La dissociation est une déconnexion temporaire entre différentes parties de l’expérience psychique : les émotions, les perceptions, la mémoire, l’identité ou la conscience du corps. Elle peut se manifester par :
- une insensibilité émotionnelle (« je ne ressens plus rien »),
- un état de rêve éveillé ou d’automatisme (« j’agis sans être vraiment là »),
- des trous de mémoire ou une amnésie partielle,
- une impression d’être détaché de son corps ou de la réalité,
- une désorientation temporelle (« je ne sais plus où j’étais, ni quand »).
Selon Muriel Salmona, la dissociation est un mécanisme de sauvegarde neurobiologique, déclenché en cas de stress extrême lorsque le système nerveux ne peut plus gérer l’afflux d’émotions et de sensations liées à un danger perçu comme inéluctable.
L’efficacité de la dissociation en tant que mécanisme de survie immédiat est indéniable : elle permet à la personne de supporter l’insupportable. Mais à long terme, elle devient un obstacle à la compréhension de soi et à la relation aux autres. En effet, la dissociation empêche la personne de se sentir pleinement vivante, présente et connectée. Elle peut engendrer : une difficulté à ressentir les émotions, une perte de contact avec les besoins corporels (faim, fatigue, douleur), une tendance à la dépersonnalisation ou à la déréalisation, des troubles de l’attachement, de la sexualité, ou de l’identité. Comme le souligne Muriel Salmona, « la dissociation installe un désert émotionnel dans la vie psychique de la victime ». Ce désert peut mener à des comportements à risque (addictions, automutilations, repli, relations toxiques), dans une tentative désespérée de réactiver des sensations ou de soulager une souffrance diffuse mais omniprésente.
Dissociation et société : un malaise collectif
La dissociation ne touche pas seulement des individus isolés ; elle peut aussi devenir un phénomène collectif dans des sociétés marquées par la violence, la précarité ou la déshumanisation. Certaines institutions (prisons, hôpitaux, écoles, entreprises) peuvent produire de la dissociation par répétition de situations humiliantes, d’impuissance ou de négation de la parole. Ce phénomène peut conduire à une anesthésie morale, où l’on s’habitue à l’inacceptable, où la violence devient banale, où la souffrance est tue. Le corps social lui-même peut alors devenir dissocié, c’est-à-dire incapable de ressentir, de s’indigner ou de se solidariser.
Vers une réparation : reconnaissance, écoute, soin
Sortir de l’amnésie traumatique ne signifie pas simplement se souvenir. Cela implique de pouvoir revivre l’événement dans un cadre sécurisé, de retrouver les émotions bloquées, de mettre des mots sur ce qui a été tu, et surtout de pouvoir le relier à son histoire personnelle. C’est un processus lent, souvent douloureux, mais profondément libérateur.
Les conditions pour cela incluent :
- une écoute empathique et non jugeante,
- un accompagnement thérapeutique spécialisé (EMDR, thérapie des états du moi, psychotraumatologie),
- une reconstruction d’un récit biographique qui intègre les émotions,
- un réapprentissage des sensations corporelles en douceur,
- une reconnaissance sociale et institutionnelle des violences subies.
L’impuissance acquise
L’impuissance acquise a été identifiée dans le cadre d’expériences où des chiens étaient soumis à des chocs électriques qu’ils ne pouvaient pas éviter. Lorsqu’ils étaient ensuite placés dans une situation où la fuite devenait possible, ils n’essayaient même plus d’échapper au choc. Ils restaient passifs, couchés, comme s’ils avaient « appris » que leurs actions étaient inutiles. Seligman en tire une conclusion majeure : le sentiment de contrôle sur l’environnement est fondamental pour la motivation et l’action. Lorsqu’un individu comprend que quoi qu’il fasse, cela ne changera rien à la douleur ou à l’échec, il renonce à agir, même dans des situations où l’action pourrait être efficace.
Ce mécanisme est aujourd’hui reconnu comme un facteur majeur dans l’étiologie de certains troubles mentaux, notamment la dépression. La personne qui souffre d’impuissance acquise : se perçoit comme incapable d’agir sur sa vie, généralise ses expériences d’échec à toutes les sphères de son existence, développe une vision pessimiste du monde, d’elle-même et du futur, se blâme excessivement, tout en se sentant sans valeur.
Ce processus est également présent dans les situations de traumatismes répétés (violences domestiques, harcèlement, précarité), où l’impossibilité d’échapper à une menace finit par induire un état de dissociation émotionnelle et d’acceptation résignée.
Une impuissance socialement produite
Au-delà de la sphère individuelle, l’impuissance acquise peut être analysée comme un phénomène socialement et politiquement induit. Certains chercheurs et penseurs (comme Pierre Bourdieu) montrent que les conditions sociales d’existence, précarité, discriminations, domination structurelle, peuvent conduire des populations entières à un état de résignation. Dans ces cas, l’impuissance n’est pas seulement « apprise », elle est organisée, voire institutionnalisée : elle devient un outil de contrôle des comportements en détruisant l’espérance et la croyance en la possibilité de changer les choses.
Sortir de l’impuissance : restaurer le pouvoir d’agir
La lutte contre l’impuissance acquise passe par la restauration du sentiment d’efficacité personnelle. Cela nécessite :
- de reconnaître le caractère réel et objectif des épreuves vécues,
- de permettre des expériences concrètes de réussite ou de contrôle,
- d’accompagner la reconstruction du récit de soi (par la parole, l’écoute, le soin),
- de recréer des espaces collectifs de solidarité et d’action.
La psychologie positive, développée également par Seligman dans un second temps, a cherché à inverser cette dynamique en mettant l’accent sur les ressources, les forces, la résilience, et les pratiques qui favorisent l’autonomie et la motivation intrinsèque.
Sortir de l’emprise : un processus de reconstruction
Pour Muriel Salmona, sortir de l’emprise nécessite un travail de reconnexion au vécu traumatique, dans un cadre sécurisé, respectueux et informé. La restauration de la mémoire, la reconnaissance des faits, l’accompagnement thérapeutique, mais aussi la protection sociale et judiciaire, sont essentiels.
Elle insiste sur l’importance de l’information sur les mécanismes du psychotraumatisme, qui permet à la victime de sortir de la culpabilité et de comprendre son vécu. L’enjeu est de reconstruire un sentiment de sécurité intérieure, préalable à la reprise du pouvoir d’agir et de penser par soi-même.
Conclusion
La contribution de Muriel Salmona permet de sortir d’une lecture moralisante ou culpabilisante des violences psychologiques. Elle offre une grille de lecture rigoureuse, fondée sur la neuropsychologie du trauma, qui révèle combien l’emprise est un processus structurel et destructeur, dont on ne peut sortir seul ni sans compréhension. C’est aussi une invitation à repenser les politiques de protection et de soin, en reconnaissant la complexité du lien entre violence, mémoire et subjectivité.
Sources :
- Salmona, M. (2013). Le Livre noir des violences sexuelles. Dunod.
- Salmona, M. (2017). Mémoire traumatique et dissociation : comprendre les mécanismes des violences. Dunod.
- Salmona, M. (2020). Violences et santé mentale : comprendre pour agir. Dunod.
- Collectif Mémoire Traumatique et Victimologie – www.memoiretraumatique.org