La psychologie critique : repenser la psyché dans son contexte sociopolitique

La psychologie critique : repenser la psyché dans son contexte sociopolitique

La psychologie critique constitue un champ théorique et pratique qui remet en question les postulats de la psychologie dominante, souvent qualifiée de « mainstream ». Développée notamment à partir des années 1960-1970, la psychologie critique entend repolitiser l’étude du psychisme en l’ancrant dans des contextes sociaux, culturels et historiques. Elle vise à déconstruire les formes de naturalisation des souffrances psychiques et à dénoncer l’individualisation des problèmes sociaux. Elle s’oppose à une psychologie individualisante, décontextualisée, souvent alignée sur les exigences de normalisation des sociétés contemporaines. 

 

 

Fondements de la psychologie critique

L’un des axes centraux de la psychologie critique est la critique de l’individualisation des problèmes sociaux. Elle dénonce les approches psychologiques qui pathologisent les individus sans interroger les structures sociales dans lesquelles ils évoluent. Ainsi, les troubles psychiques ne sont pas considérés comme des dysfonctionnements internes, mais comme les effets de tensions sociales, économiques ou politiques. En cela, la psychologie critique rejoint les analyses des théoriciens de la souffrance sociale, comme Pierre Bourdieu ou Christophe Dejours.

 

 Les approches méthodologiques et épistémologiques

La psychologie critique privilégie une approche qualitative, réflexive et participative. Inspirée de la recherche-action et des méthodologies émancipatrices, elle considère les sujets non comme de simples objets d’étude, mais comme des acteurs sociaux capables de comprendre, critiquer et transformer leur réalité. L’objectif n’est pas tant de produire un savoir sur les individus, que de co-construire un savoir avec eux, dans une logique de conscientisation. Contrairement à l’idéologie de neutralité des sciences, la psychologie critique revendique une posture épistémologique engagée. Elle considère que toute connaissance est située, traversée par des rapports de pouvoir, et que le rôle du psychologue est de contribuer à la transformation sociale.

Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie, développe depuis les années 2000 une critique du « nouvel ordre mental » qui s’impose dans les sociétés occidentales. Selon lui, la psychologie contemporaine tend à se soumettre à une logique d’efficacité, de quantification et de contrôle, au détriment de la complexité de l’humain. Dans La Fabrique des imposteurs, il montre comment les dispositifs d’évaluation, y compris en santé mentale, réduisent les sujets à des identités fonctionnelles, évaluées selon des critères de performance.

Miguel Benasayag, philosophe et ancien psychanalyste, rejoint cette analyse dans ses travaux sur la « société du malaise ». Il critique la tendance à pathologiser les difficultés de la vie et à offrir des réponses techniques à des problèmes existentiels. Dans Cerveau augmenté, homme diminué, il dénonce le réductionnisme neurobiologique qui assimile l’homme à une machine optimisable. Ces approches, selon lui, nient la conflictualité inhérente à la condition humaine.

Tous deux s’insurgent contre l’idée selon laquelle les souffrances humaines seraient exclusivement internes ou individuelles. À l’instar de la psychologie critique, ils rappellent que les troubles psychiques doivent être compris comme des symptômes de pathologies sociales. Gori parle d’une « pathologie de civilisation » pour désigner les effets délétères de l’hypermodernité néolibérale : perte de sens, atomisation du lien social, injonctions à la flexibilité. Dans la lignée de la psychologie critique, Gori et Benasayag adoptent une épistémologie anti-réductionniste. Loin de considérer le sujet comme un objet mesurable, ils défendent une approche de la subjectivité comme processus complexe, traversé par des tensions, des conflits et des héritages culturels. Benasayag, influencé par la pensée de Canguilhem et Deleuze, insiste sur la singularité des vécus et la nécessité de penser l’humain dans son « incomplétude constitutive ». La psychologie critique, en rupture avec une psychologie adaptative, met en avant la possibilité pour les sujets de résister aux normes imposées. Gori et Benasayag partagent cette vision. Le sujet, pour Gori, n’est pas un objet à normaliser mais un être capable de désobéir, de créer du sens, de réinventer les manières d’exister. Pour Benasayag, la résistance est une manière de vivre dans le conflit sans chercher à le supprimer, mais à l’habiter. Cette posture rejoint les pratiques critiques d’accompagnement centrées sur la dignité, la parole et le pouvoir d’agir des individus.

 

Champs d’application et perspectives contemporaines

La psychologie critique interroge le rôle des institutions (école, hôpital, prison, entreprise) dans la production de normes psychologiques et de subjectivités. Elle analyse comment les savoirs psychologiques sont mobilisés pour gouverner les conduites, en lien avec les travaux de Foucault sur la gouvernementalité. De nombreux travaux récents prolongent cette critique en s’intéressant aux nouvelles formes de contrôle psychique à l’ère néolibérale (coaching, développement personnel, performance). L’un des objectifs fondamentaux de la psychologie critique est de contribuer à l’émancipation des sujets. Cela passe par la mise en lumière des conditions sociales de la souffrance, la valorisation de la parole des opprimés, et le soutien aux mouvements sociaux. L’un des principes fondateurs de la psychologie critique est l’articulation entre théorie et transformation sociale. De même, Gori et Benasayag défendent une clinique engagée, qui ne se limite pas à réparer les individus, mais cherche à transformer les conditions de leur existence. Ils appellent à sortir d’une conception gestionnaire du soin pour renouer avec une éthique du lien, fondée sur la parole, l’écoute et le respect de l’altérité.

 

 

Conclusion

La psychologie critique propose un renversement de perspective : au lieu de chercher à adapter les individus à des contextes pathogènes, elle invite à transformer les contextes pour libérer les potentialités humaines. Elle ne se contente pas d’ajuster la psyché à un ordre social donné, mais en interroge les fondements mêmes. À l’heure où les crises économiques, écologiques et politiques exacerbent les souffrances psychiques, ce courant offre des outils théoriques et pratiques précieux pour penser une psychologie réellement humaine et solidaire. La pensée de Roland Gori et Miguel Benasayag s’inscrit pleinement dans ce courant dont elle partage à la fois le diagnostic (crise de la subjectivité à l’ère néolibérale) et la visée (restaurer la dimension politique, éthique et symbolique du soin psychique). Tous deux appellent à une réinvention des pratiques cliniques fondée sur la résistance aux normes aliénantes et sur la promotion de la dignité humaine. Leur travail contribue ainsi à forger une psychologie de l’émancipation, critique, incarnée et profondément humaniste.

 

(Vous pourrez trouver des articles basés sur cette approche ici) 

 

Bibliographie pour approfondir

  • Benasayag,  Éloge du conflit
  • Benasayag,  Cerveau augmenté, homme diminué.
  • Gori,  La Fabrique des imposteurs
  • Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu
  • Hilman & Ventura, Malgré un siècle de psychothérapie le monde va de plus en plus mal.
  • Laval & Pégon, Souci écologique et santé mentale dans un monde troublé.
  • La nouvelle revue de psychosociologie