L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss fit remarquer l’interface entre le chamanisme et la psychanalyse dans un petit article intitulé « L’efficacité symbolique ». Son analyse se réfère à la description d’une séance de guérison chamanique chez les Indiens Cuna du Panama.
En clinique ethnopsychiatrique, nous explique Tobie Nathan, en particulier dans le troisième chapitre de l’ouvrage La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, lorsqu’on reçoit un patient, on prend donc au sérieux le bagage culturel de celui-ci. Si la psychanalyse a longtemps pu se pratiquer sans que n’interviennent d’éléments culturels, c’est parce que le patient et le thérapeute partagent en général la même culture, ils emploient un même discours pour parler et traiter des maladies. Le praticien a certes une connaissance théorique et technique plus précise des principes étiologiques et des interventions acceptés culturellement, mais, même si le patient en ignore les détails, il a tout de même une connaissance des « orientations logiques des thérapeutes pratiquant dans son environnement », il est donc d’accord a priori sur les termes du discours qui soutiendra la cure. Ainsi, avant de se rendre chez le chaman, le psychanalyste ou le généraliste, le malade sait qu’il sera amené à lutter contre des êtres mystiques nocifs ou à retrouver des souvenirs refoulés ou encore à consommer des médicaments.
Objectifs du chamanisme :
– Une méthodologie empirique de guérison du corps et de l’esprit. (Eliade)– Restaurer des »powers » spécifiques et extraire des »powers » nuisibles (Harner)
-le chamanisme est un processus de guérison par la transe (Richard Noll)
– Assurer le lien entre « imagination mythique » et « conscience ordinaire » (S.Larsen)
-le chamanisme vise à la transformation de soi, à l’auto-guérison, à la compréhension de soi. Chaman et thérapeute aident à la transformation d’autrui. (Ralph Metzner)
La cure consisterait donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs et acceptables pour l’esprit, des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du chaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit. Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le chaman va replacer dans un ensemble où tout se tient.
Mais la malade, ayant compris, ne fait pas que se résigner : elle guérit. Et rien de tel ne se produit chez nos malades, quand on leur a expliqué la cause de leurs désordres en invoquant des sécrétions, des microbes ou des virus. On nous accusera peut-être de paradoxe si nous répondons que la raison en est que les microbes existent, et que les monstres n’existent pas. Et cependant, la relation entre microbe et maladie est extérieure à l’esprit du patient, c’est une relation de cause à effet ; tandis que la relation entre monstre et maladie est intérieure à ce même esprit, conscient ou inconscient : c’est une relation de symbole à chose symbolisée, ou, pour employer le vocabulaire des linguistes, de signifiant à signifié. Le chaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le passage à cette expression verbale (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le déblocage du processus physiologique, c’est-à-dire la réorganisation, dans un sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement.
Il y a une correspondance entre l’objectif du chamanisme et le but des pratiques thérapeutiques et d’accompagnement modernes : cohérence du réel perçu, + lien à l’environnement, + lien à l’autre, + lien à soi
À cet égard, la cure chamanique se place à moitié entre notre médecine organique et des thérapeutiques psychologiques comme la psychanalyse. Son originalité provient de ce qu’elle applique à un trouble organique une méthode très voisine de ces dernières. Dans les deux cas, on se propose d’amener à la conscience des conflits et des résistances restés jusqu’alors inconscients, soit en raison de leur refoulement par d’autres forces psychologiques, soit – dans le cas de l’accouchement – à cause de leur nature propre, qui n’est pas psychique, mais organique, ou même simplement mécanique. Dans les deux cas aussi, les conflits et les résistances se dissolvent, non du fait de la connaissance, réelle ou supposée, que la malade en acquiert progressivement, mais parce que cette connaissance rend possible une expérience spécifique, au cours de laquelle les conflits se réalisent dans un ordre et sur un plan qui permettent leur libre déroulement et conduisent à leur dénouement. Cette expérience vécue reçoit, en psychanalyse, le nom d’abréaction. On sait qu’elle a pour condition l’intervention non provoquée de l’analyste, qui surgit dans les conflits du malade, par le double mécanisme du transfert, comme un protagoniste de chair et de sang, et vis-à-vis duquel ce dernier peut rétablir et expliciter une situation initiale restée informulée.
Tous ces caractères se retrouvent dans la cure chamanique. Là aussi, il s’agit de susciter une expérience, et, dans la mesure où cette expérience s’organise, des mécanismes placés en dehors du contrôle du sujet se règlent spontanément pour aboutir à un fonctionnement ordonné. Le chaman a le même double rôle que le psychanalyste : un premier rôle – d’auditeur pour le psychanalyste, et d’orateur pour le chaman – établit une relation immédiate avec la conscience (et médiate avec l’inconscient) du malade. C’est le rôle de l’incantation proprement dite. Mais le chaman ne fait pas que proférer l’incantation : il en est le héros, puisque c’est lui qui pénètre dans les organes menacés, à la tête du bataillon surnaturel des esprits, et qui libère l’âme captive. Dans ce sens, il s’incarne, comme le psychanalyste objet du transfert, pour devenir, grâce aux représentations induites dans l’esprit du malade, le protagoniste réel du conflit que celui-ci expérimente à mi-chemin entre le monde organique et le monde psychique. Le malade atteint de névrose liquide un mythe individuel en s’opposant à un psychanalyste réel ; l’accouchée indigène surmonte un désordre organique véritable en s’identifiant à un chaman mythiquement transposé.
Exemple de lien entre psychanalyse et chamanisme :
Le parallélisme n’exclut donc pas des différences. On ne s’en étonnera pas, si l’on prête attention au caractère, psychique dans un cas, et organique dans l’autre, du trouble qu’il s’agit de guérir. En fait, la cure chamanique semble être un exact équivalent de la cure psychanalytique, mais avec une inversion de tous les termes. Toutes deux visent à provoquer une expérience ; et toutes deux y parviennent en reconstituant un mythe que le malade doit vivre, ou revivre. Mais, dans un cas, c’est un mythe individuel que le malade construit à l’aide d’éléments tirés de son passé ; dans l’autre, c’est un mythe social, que le malade reçoit de l’extérieur, et qui ne correspond pas à un état personnel ancien. Pour préparer l’abréaction qui devient alors une « abréaction », le psychanalyste écoute, tandis que le chaman parle.
Source: J. Narby et Fr. Huxley, Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2002
en complément :
Découverte : le neo-chamanisme rencontre la psychologie et la science