Présentation de la psychosociologie : entre individu, groupe et société

Présentation de la psychosociologie : entre individu, groupe et société

La psychosociologie est une discipline située à l’intersection de différents courant de sciences humaines. Elle étudie les interactions entre les individus et les groupes, ainsi que les effets des dynamiques sociales sur les comportements, les représentations et les identités. Elle s’intéresse autant aux processus conscients qu’inconscients qui régissent la vie collective, et cherche à comprendre comment les individus sont façonnés par leurs environnements sociaux tout en contribuant à les transformer.

 

L’anthropologie : une critique des mythes et narrations sociales

L’un des premiers apports de l’anthropologie à la psychologie clinique est le décentrement : l’invitation à suspendre les évidences, à reconnaître la pluralité des représentations du soi, de la maladie, et du soin. Des auteurs comme Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychanalyse, ont montré combien les troubles psychiques doivent être lus à la lumière des représentations culturelles. Selon lui, toute psychothérapie est en partie une “ethnothérapie”, car le patient ne parle jamais hors culture. Ainsi, ce qui est perçu comme un symptôme dans un contexte peut être signe de spiritualité dans un autre (ex. : les états de transe ou les voix). En cela, l’anthropologie permet de dépathologiser certaines manifestations et de réinscrire le symptôme dans un tissu symbolique, social et rituel. Avec l’essor des migrations, la psychologie clinique se heurte à des modèles culturels de la souffrance qui lui échappent. L’anthropologie offre des outils pour aborder ces différences sans les réduire à de simples “obstacles” linguistiques ou culturels. Cela débouche sur une clinique plus humble et plus dialogique, qui renonce à l’universalisme naïf pour mieux accueillir la complexité des subjectivités, en quête de sens entre plusieurs mondes. L’anthropologie permet à la psychologie clinique de se penser elle-même comme produit culturel. Des auteurs comme Marcel Mauss ou Philippe Descola nous rappellent que les catégories de l’individu, de l’intériorité ou du trauma ne sont pas universelles. L’anthropologie critique aide le clinicien à historiciser ses propres outils, à interroger les normes de la “bonne santé mentale”, et à reconnaître les effets parfois pathogènes des sociétés modernes (solitude, déracinement, désymbolisation).

 

Tobie Nathan : vers une clinique des mondes culturels et relationnels

L’un des apports fondamentaux de Tobie Nathan réside dans son refus de penser l’individu comme un sujet abstrait, coupé de son contexte. À rebours des approches universalistes, il affirme que chaque personne est “envoyée par un monde”, un univers de croyances, de représentations, de pratiques et de relations symboliques. En psychosociologie, cette perspective invite à reconnaître que les conflits, les souffrances ou les blocages ne sont jamais purement intrapsychiques, mais s’inscrivent dans des systèmes de sens collectifs. Ainsi, la démarche nathanienne conduit à considérer les groupes humains (famille, religion, culture d’origine) comme des acteurs du psychisme, et non comme de simples arrière-plans. Cette perspective ouvre un champ de réflexion fondamental pour la psychosociologie : comment déconstruire les normes implicites de nos pratiques professionnelles ? Comment intégrer des visions du monde autres sans les réduire ou les pathologiser ? Nathan invite à une éthique du soin et de la relation fondée sur l’hospitalité de la pensée : laisser une place réelle à l’altérité, sans vouloir l’intégrer de force dans des catégories prédéfinies. Chez Nathan, le sujet n’est pas un individu autonome mais un être traversé par des relations visibles et invisibles. Il parle souvent d’“entités”, de “génies” ou d’“ancêtres”, qui agissent comme figures psychiques et sociales à la fois. Ces représentations ne sont pas à rejeter comme illusions, mais à écouter comme modes symboliques de dire le lien. La psychosociologie peut ici enrichir sa grille d’analyse : comprendre les rapports sociaux ne se limite pas à des interactions rationnelles ou conscientes. Il s’agit aussi de déchiffrer les imaginaires collectifs, les récits fondateurs, les représentations symboliques qui organisent les appartenances et les conflits dans un groupe.

 

James Hillman : pour une psychosociologie imaginale

James Hillman, psychanalyste formé à la tradition jungienne, a fondé la psychologie archétypale, qui refuse les approches réductionnistes de l’esprit humain (qu’elles soient biologiques, comportementales ou même psychanalytiques classiques). Pour lui, la psyché est mythique, multiple, et poétique. Elle se manifeste à travers des images, des récits, des archétypes qui donnent forme à notre expérience du monde. Cette orientation a des implications majeures pour la psychosociologie : Hillman critique fermement l’industrie du développement personnel et l’individualisation du soin. Pour lui, les troubles psychiques ne sont pas seulement intra-psychiques : ils sont aussi des résonances de pathologies collectives, de sociétés en perte de sens, de beauté, de rituel. « Ce n’est pas nous qui sommes malades, c’est le monde qui est malade à travers nous. » Les souffrances individuelles doivent être resituées dans un contexte culturel, politique, esthétique. La tâche du psychosociologue n’est pas de « réparer » des individus, mais de réinsuffler du sens dans les milieux de vie. L’accent est mis sur la dimension politique de l’imaginaire : la pauvreté symbolique, la perte de mythe, l’effondrement des récits communs sont des pathologies sociales.

 

Arthur Kleinman : soigner les souffrances de l’existence

Arthur Kleinman, psychiatre, anthropologue, est l’une des figures majeures de l’anthropologie médicale contemporaine. Sa pensée a profondément influencé la manière dont nous concevons la souffrance, la maladie et le soin, en insistant sur leur ancrage culturel, relationnel et moral. Refusant les clivages entre santé mentale, culture et société, il propose une lecture fine du sujet en souffrance comme acteur d’un monde de sens, et non comme simple porteur de symptômes.

L’une des contributions fondamentales de Kleinman est sa distinction entre trois registres de la maladie :

  • la maladie telle que définie par la biomédecine, objectivée par les examens, les signes cliniques.
  • L’expérience vécue de la souffrance, subjective, contextuelle, incorporée.
  • La manière dont la société nomme, reconnaît ou stigmatise cette maladie.

Cette tripartition permet de comprendre que la souffrance ne se résume pas à un désordre biologique, mais qu’elle engage une personne, un langage, une histoire, une communauté. Pour Kleinman, le travail thérapeutique est un acte d’interprétation : comprendre les signes du corps, mais aussi les signes de la culture, du vécu, du contexte social. Il plaide pour une médecine “interprétative”, dans laquelle le clinicien devient un traducteur entre plusieurs mondes symboliques. Ce modèle s’oppose à une vision purement technique du soin et valorise une approche humaniste, où la relation médecin-patient est aussi un espace de narration, de reconnaissance, de sens partagé. Kleinman nous invite ici à élargir la clinique vers l’éthique, à considérer le soin non comme une simple réparation fonctionnelle, mais comme réengagement dans l’humain.

 

La philosophie contemporaine : une critique des sociopathologies (pathologies sociales)

Celle-ci lui offre bien plus qu’un cadre théorique : elle constitue une critique vivante des évidences, un art du questionnement et une boussole éthique face à la complexité du lien humain.

 

Hartmut Rosa : la résonance contre l’aliénation

Rosa propose une alternative à l’accélération sociale : la résonance. Ce concept désigne une relation vivante, transformatrice, entre sujet et monde, à l’opposé de la déconnexion aliénante provoquée par les logiques de vitesse et d’optimisation. La psychosociologie trouve ici un langage fort pour penser la qualité du lien. L’intervention devient un art de rendre possible la résonance dans des environnements institutionnels souvent sourds, froids, ou figés.

 

Roland Gori : la fabrique des subjectivités aliénées

Gori dénonce la colonisation des subjectivités par des logiques gestionnaires, évaluatives, et normatives. Pour lui, la souffrance psychique contemporaine est le reflet d’une pathologie du lien social, où l’humain est réduit à une unité de performance. Il appelle à une psychosociologie poétique et politique, qui écoute les récits de vie comme formes de résistance à l’assignation technocratique. Sa défense de l’acte de parole comme acte de subjectivation renforce la posture du psychosociologue comme tisseur de sens et de langage.

Bernard Stiegler : la désindividuation et la perte de soin

Stiegler analyse l’impact des technologies, du capitalisme attentionnel et de l’hyperconsommation sur les processus de subjectivation. Il parle de désindividuation, quand les individus perdent la capacité de devenir eux-mêmes dans une société saturée de stimuli. La psychosociologie peut s’inspirer de sa pensée pour comprendre les effets psychiques des systèmes techniques. Elle est invitée à devenir une pratique de soin symbolique, réintroduisant du temps, du récit, du collectif.

Barbara Stiegler : la critique du néolibéralisme comme idéologie de l’adaptation

Barbara Stiegler propose une généalogie du néolibéralisme comme biopolitique de l’adaptation permanente. L’individu doit « s’adapter » à un monde instable, compétitif, marchandisé. Pour la psychosociologie, cela renforce l’idée que les injonctions individuelles au « bien-être » ou à la « flexibilité » sont profondément politiques. Elle plaide pour un agir collectif, une réhabilitation du conflit démocratique, et une re-politisation de la santé psychique.

Edgar Morin : la pensée complexe et la reliance

Morin, figure majeure de la pensée contemporaine, invite à dépasser les compartimentations disciplinaires. Sa pensée de la complexité appelle à une vision écologique du sujet, relié à son environnement physique, social, symbolique. Il redonne sens à une psychosociologie qui ne sépare pas le psychique du social, ni l’individuel du collectif. Il insiste sur l’importance de la reliance, concept fondamental pour penser les liens humains au sein de systèmes ouverts. Sa critique de l’hyperrationalisme rejoint celle de Benasayag : il faut réintégrer l’émotion, l’imaginaire et l’éthique dans les sciences humaines.

 

L’épistémologie : une boussole pour la psychosociologie

L’épistémologie désigne l’étude critique des savoirs : leurs conditions de production, leurs limites, leurs présupposés. En psychosociologie, elle est cruciale car cette discipline oscille entre sciences humaines, pratiques cliniques, et implications sociales.

L’épistémologie permet ainsi de :

  • Questionner les modèles explicatifs (mécanistes, déterministes, interactionnistes…).
  • Refuser les réductions (biologiques, psychologiques ou sociologiques) en faveur de lectures plurielles.
  • Intégrer la complexité des situations humaines, marquées par l’ambivalence, l’imprévu et la subjectivité.
  • Assumer une posture réflexive sur le rôle du chercheur ou du praticien dans le processus d’analyse ou d’intervention.

C’est dans cette logique qu’interviennent des penseurs comme Benasayag, porteurs d’une épistémologie située, critique, et organique. Philosophe, psychanalyste, Miguel Benasayag défend une pensée critique du réductionnisme et du dualisme. Il s’oppose à toute conception linéaire du réel, que ce soit dans les neurosciences, la psychologie ou les sciences sociales. Son œuvre repose sur une ontologie de la complexité : les phénomènes humains sont irréductibles à des causes simples ou à des mécanismes isolés.

 

Trois grands axes de sa pensée épistémologique intéressent particulièrement la psychosociologie :

  • L’enracinement dans les situations

Contre les logiques abstraites, Benasayag affirme que tout savoir doit partir du concret, du vécu, des situations singulières. Cela rejoint la posture clinique et contextualisée de la psychosociologie, qui travaille sur les groupes en tant que réalités vivantes, traversées par des tensions historiques, affectives et sociales. « La vérité d’une situation ne peut être connue que depuis l’intérieur de cette situation » Benasayag

  • Le vivant comme complexité irréductible

Il critique les approches qui prétendent modéliser ou prédire les comportements humains comme des systèmes fermés. La psychosociologie, dans cette perspective, ne peut être une science de la maîtrise, mais plutôt une science de l’écoute, de l’émergence et du devenir. C’est une invitation à abandonner les protocoles rigides pour des méthodologies souples, capables de capter les dimensions symboliques, affectives, inconscientes des phénomènes sociaux.

  • La co-construction du savoir et la place du sujet

Benasayag valorise une épistémologie incarnée, où le sujet n’est pas extérieur au savoir, mais impliqué dans sa production. Cela renforce la posture implicative des psychosociologues, qui assument leur subjectivité, leur implication, et reconnaissent les savoirs situés des acteurs. Cela rejoint aussi l’idée que la psychosociologie est une pratique dialogique, où le praticien n’est pas un expert qui impose un diagnostic, mais un co-chercheur engagé dans une lecture partagée de la réalité.

 

Des effets concrets sur la pratique psychosociologique

L’épistémologie de Benasayag et, plus largement, une pensée critique de la connaissance, transforment les manières de faire de la psychosociologie :

  • Refus de l’évaluation normalisante : on ne cherche pas à faire rentrer les individus dans des normes adaptatives, mais à comprendre leurs trajectoires, leurs conflits, leurs ressources.
  • Respect de la singularité : chaque situation de groupe est abordée comme un écosystème unique, avec ses logiques propres.
  • Sens du temps long et du processus : la psychosociologie devient un art du rythme, du tâtonnement, de la maturation collective.
  • Travail sur les récits et les vécus : la parole devient un matériau central, non comme donnée objective, mais comme espace de subjectivation.
  • Repolitisation des pratiques : au lieu de chercher des solutions techniques, la psychosociologie se pense comme une action critique sur les rapports de pouvoir, les normes sociales, les institutions.

 

Conclusion : vers une psychosociologie de la profondeur, du lien et de la vie

À travers l’exploration des pensées critiques contemporaines et des grands penseurs du monde social, une perspective se dégage avec force : celle d’une psychosociologie élargie, intégrative, et vivante, capable de faire dialoguer le psychologique, l’intériorité, l’imaginaire, le collectif et le politique. Loin de se cantonner à une analyse des comportements ou des structures, cette psychosociologie prend acte que la subjectivité humaine ne peut être dissociée du monde symbolique, affectif, institutionnel dans lequel elle s’inscrit. Elle devient une écologie du lien, attentive autant aux déterminations sociales qu’aux archétypes souterrains, aux forces vitales qu’aux blessures collectives. Ainsi comprise, la psychosociologie n’est pas une science auxiliaire du management ou de l’adaptation. Elle devient une pratique poétique et philosophique, une méthode sensible de présence au monde, un art de recréer du sens et du souffle dans des sociétés souvent fragmentées, désenchantées ou saturées de contrôle. Elle se fait alors appel : à écouter les imaginaires, à cultiver les liens vivants, à habiter les tensions plutôt qu’à les effacer, à faire dialoguer le visible et l’invisible, le personnel et le structurel, la mémoire et le devenir. Une psychosociologie de l’âme collective, en somme, profondément contemporaine, éminemment nécessaire.

 

Sources : 

  • Nathan. L’influence qui guérit.
  • Nathan. Ethnopsychiatrie. Une introduction à la psychologie des mondes.
  • Nathan. La folie des autres.
  • Hillman. L’âme du monde et la pensée du cœur.
  • Hilman & Ventura, Malgré un siècle de psychothérapie le monde va de plus en plus mal.
  • Laval & Pégon, Souci écologique et santé mentale dans un monde troublé.
  • Gori. Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?
  • Gori. La dignité de penser.
  • Gori & Del Volgo. Exilés de l’intime.
  • Benasayag. & Del Rey. Les passions tristes : Souffrance psychique et crise sociale.
  • Benasayag. Éloge du conflit.
  • Benasayag. La singularité du vivant.
  • Benasayag. L’épreuve du réel dans la clinique : Penser la souffrance psychique avec Spinoza.
  • Rosa. Accélération. Une critique sociale du temps.
  • Rosa. Résonance. Une sociologie de la relation au monde.
  • Rosa. Rendre le monde indisponible.
  • Morin. Introduction à la pensée complexe.
  • Stiegler. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.
  • Stiegler. La technique et le temps (Tome 1 à 3).
  • Stiegler. Qu’appelle-t-on panser ?.
  • Stiegler. Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique.
  • Dubost. Psychosociologie : regards croisés sur le sujet social.
  • La nouvelle revue de psychosociologie

 

La psychologie critique : repenser la psyché dans son contexte sociopolitique

 

Le Lebenswelt : le monde de la vie, un rapport au monde, une vision thérapeutique