Après Accélération (2010) et Résonance (2018), Hartmut Rosa revient avec Rendre le monde indisponible. Dans cet ouvrage, le sociologue allemand interroge la relation qu’entretient l’homme de la « modernité tardive » avec son environnement naturel et culturel. Selon lui, la mise à disposition du monde par la technique empêche l’homme d’avoir des expériences de résonance (voir ici l’article à ce sujet) et produit un cadre de vie profondément ennuyeux et triste. Pire, cette trop grande disponibilité aboutit à une nouvelle forme d’indisponibilité, à la fois monstrueuse et hostile.
Burn-out et «to-do list». Deux petits mots qui ont envahi nos vies et qui disent beaucoup de la condition dans laquelle se trouve l’homme moderne, rendu malade d’accélération d’une part, et obsessionnel du contrôle d’autre part. Le projet culturel de notre modernité semble parvenu à son point d’aboutissement : la science, la technique, l’économie, l’organisation sociale et politique ont rendu les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée.
Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles de l’existence gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. Le monde se referme mystérieusement ; il devient illisible et muet. Le désastre écologique montre que la conquête de notre environnement façonne un milieu hostile. Et, à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonctions de réussite et nos désirs en cycles infinis de frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe.
Rendre le monde disponible ?
Ce qui qualifie notre modernité est le désir de rendre le monde disponible, mais la «vie», l’expérience de vitalité naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait totalement connu, dominé, prévisible serait un monde mort. La vie s’accomplit sur cette ligne frontière entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible, nous regarde. Par exemple, pourquoi les gens vont voir un match de foot ? C’est que malgré tout ce qu’on dit, les victoires ou défaites ne se laissent pas acheter, on ne peut les rendre disponibles. C’est ce combat et la tension sur cette ligne frontière qui entretiennent la fascination exercée par le sport. Du jeu à l’amour, de la neige à la mort : l’indisponibilité constitue la vie humaine et l’expérience humaine fondamentale. Pourtant, nous visons la mise à disposition du monde sur tous les plans : individuel, culturel, institutionnel.
Une idée extrêmement puissante s’est insinuée jusque dans les pores les plus fins de notre vie psychique et émotionnelle : l’idée selon laquelle la clé d’une vie bonne d’une vie meilleure réside dans l’extension de notre accès au monde. « Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à (plus de) monde« , tel est le mantra non exprimé mais inlassablement réitéré et transformé par l’action. Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l’ensemble formé par ce à quoi tu accèdes : est devenue une base structurante de la modernité.
Il explique dans un premier temps l’attractivité de l’argent : on peut lire de manière immédiate sur notre relevé de compte la quantité de monde à laquelle nous accédons. Si son niveau est élevé, alors la croisière dans les mers du Sud, le weekend en chalet dans les Alpes, l’appartement de luxe dans un quartier huppé, le collier de diamants, le piano Steinway, la cure ayurvédique en Inde du Sud nous sont accessibles ; si nous sommes milliardaires, on peut même envisager un voyage sur la lune. Si en revanche, il vire au rouge vif, nous ne pouvons peut-être plus nous payer le bus pour rentrer à la maison, un petit pain garni et un appartement en sous-sol : ne nous pouvons plus financièrement y accéder.
La formation socioculturelle de la modernité se révèle ainsi doublement paramétrée par une stratégie de mise à disposition : nous sommes contraints structurellement (de l’extérieur) et poussés culturellement (de l’intérieur) à faire du monde un objet disponible ! Le monde nous apparaît comme ce qu’il convient de savoir explorer, d’atteindre, de s’approprier, de maîtriser et de contrôler. Souvent, il ne s’agit pas de rendre des choses atteignables en général, mais de les avoir à disposition plus facilement, plus efficacement, à moindre coût, sans grande résistance et de manière plus sûre.
Les 4 dimensions de la disponibilité :
La disponibilité comporte quatre aspects. Rendre disponible, c’est d’abord rendre visible. On utilise des télescopes pour voir plus loin et des microscopes pour étendre nos connaissances sur l’infiniment petit. Cela signifie aussi rendre accessible, physiquement. L’idée de rendre maîtrisable, mettre le monde sous contrôle est un effort qui ne s’épuise pas. Enfin, rendre disponible, c’est rendre utilisable, dominer le monde pour en faire un instrument de nos fins.
Un monde disponible devient plus agressif :
Le problème étant que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant, culturellement, comme une promesse, non seulement ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu calculable et maîtrisable se refroidit, il perd son sens et sa voie. Par cette stratégie de mise à disposition, nous sommes contraints structurellement, de l’extérieur, et culturellement, de l’intérieur, à faire du monde le point d’agression. Cela est dû à la pression économique, à l’extension et l’accumulation de richesses et à l’accélération des rythmes de vie. Dès le matin, on ne se réveille pas naturellement parce que le soleil se lève, ou parce que l’on entend le coq chanter, on se réveille avec une alarme, donc on est vraiment dans une situation alarmante chaque matin, une situation d’urgence et qui ne correspond pas du tout à un cycle naturel biologique.
Mais ce n’est pas tout : la peur de perdre le monde, d’être confronté à son mutisme, de le voir passé au gris et à l’incolore (devenir un objet terne), accompagne dès les débuts, sur le plan culturel, le programme d’extension de l’accès au monde caractérise pratiquement la peur fondamentale, élémentaire et constitutive, de la modernité. Cela renvoie à la peur de l’aliénation totale : quand on se sent extérieur à soi-même, on ne peut pas assimiler le monde, et celui pour qui le monde est devenu sourd et muet perd aussi le sentiment de soi ; un cercle infernal.
Pour Max Weber (père fondateur de la sociologie moderne), le rapport au monde dans lequel les gens ne travaillent pas pour vivre, mais vivent pour travailler et pour accumuler (pour croître, innover) est très profondément irrationnel. Et pourtant il le conçoit comme un élément et un résultat d’un grand « processus de rationalisation occidental » qui se sont déployés au fil des siècles et dont le cœur tient au fait de rendre le monde et la vie calculable, maîtrisable et prévisible sur le plan scientifique et technique, économique, juridique et politique, mais aussi, finalement, dans la manière de mener sa vie. Mais cela ne signifie rien d’autre que ceci : rendre le monde disponible, et Weber diagnostique le processus progressif de l’aliénation ou de mutisme du monde comme revers de la rationalisation, revers qu’il a tenté d’appréhender sous le mot clé de « désenchantement ».
La modernité court le risque de ne plus entendre le monde et, pour cette raison précise, de ne plus s’éprouver elle-même. Elle est devenue incapable de se laisser interpeller et atteindre. Notre désir de relation (avec les autres, le monde…), est transformé en un désir d’objet (inerte sans relation possible).
Cette distinction s’applique par exemple au chat de la maison : si je ressens son ronronnement et sa familiarité comme relevant authentiquement de la Résonance (le sentiment d’un monde vivant en relation avec moi), c’est justement parce qu’il peut aussi s’y dérober (et souvent ne s’en prive pas), parce qu’il lui arrive précisément, parfois de ne pas ronronner, et même de me griffer et de me mordre. Bref : c’est précisément parce qu’il ne m’est pas totalement disponible. Si mon chat était un robot programmé qui ne cessait de ronronner et de vouloir être caressé, il deviendrait, pour moi, une chose morte. Ma relation avec lui serrait transformé voir éteinte.
Ce décalage peut parfaitement se comprendre, en reprenant les concepts d’Erich Fromm, comme le passage d’un mode d’existence ou d’une orientation de l’être vers un mode d’existence ou une orientation de l’avoir : la différence entre une attitude de spontanéité dynamique et ouverte et une attitude de domination qui fixe et accumule.
La résonance a besoin d’un monde atteignable, pas d’un monde disponible (sans limites). La confusion entre l’atteignable et la disponibilité est la racine du mutisme qui s’empare du monde de la modernité.
Il y a un deuxième aspect lié à l’auto-efficacité individuelle. Toute cette mise à disposition étend notre efficacité sur nous-mêmes parfois jusqu’à la toute-puissance. En un clic, je peux allumer, éteindre la lumière, allumer, éteindre le chauffage à distance, ouvrir des portes. Cette toute-puissance est parfois trompeuse, car si le téléphone ne fonctionne plus, je ne peux même plus ouvrir une porte, je ne peux joindre personne, je suis perdu, coincé. Avec la technologie, il y a toujours le risque que cette toute-puissance se transforme en impuissance. Ce qui définit notre rapport moderne au monde, c’est justement ce constant renversement de la toute-puissance à l’impuissance.
L’indisponibilité peut être bénéfique quand quelque chose nous échappe et nous transcende, mais elle comporte quelque chose de monstrueux dans l’indisponibilité de la technologie moderne, car en principe elle devrait être disponible et quand en pratique elle ne fonctionne pas, l’angoisse est terrifiante.
Un monde plus vivant :
L’indisponibilité, le fait que quelque chose n’est pas contrôlable, prévisible, peut devenir une force, car elle seule permet une action en résonance, il faut pour cela laisser place à l’imprévu sans pour autant être totalement impuissant. Dans la modernité, presque tout s’oppose à cet imprévu. Il est donc très difficile aujourd’hui de renouer avec une idée de la politique qui permette l’imprévu et le nouveau. Dans certaines langues, comme le grec ancien, il y a la voix active («je fais»), la voix passive («je suis fait») et il y a une voix médiane. En allemand, on dit «médio-passif», mais c’est littéralement une voie moyenne entre l’activité et la passivité.
L’écoute est précisément une activité médiopassive, on se rend disponible à quelqu’un passivement, on reçoit ce qu’il a à dire, mais en même temps on est tout entier dans cette écoute, c’est une activité. Plus qu’une métaphore, la résonance, c’est un rapport au monde, qui comprend quatre aspects :
le moment de l’affectivité, le fait de pouvoir se laisser toucher par quelque chose ;
le moment de l’effectivité, je me tourne vers l’autre, c’est presque avoir les bras tendus vers les autres.
Le troisième moment, c’est le fait de se laisser transformer par la relation, par une musique, un livre ou même par un travail. C’est quelque chose qui nous transforme au moment où on l’effectue.
Enfin, le quatrième moment, c’est l’indisponibilité, d’abord le caractère imprévisible de la résonance, on ne peut pas créer la résonance à coup sûr, et le résultat demeure ouvert, on ne peut savoir vers quoi on va se transformer. Quand je joue au piano, j’appuie sur des touches et un son en résulte, mais quand je travaille le piano, il se passe quelque chose. On touche les autres et on se touche soi-même. Ce n’est pas seulement réussir à faire quelque chose, cette chose me transforme et devient quelque chose de plus grand.
Un monde de résonnance :
Le problème, c’est que le rapport agressif au monde qui domine dans notre modernité laisse peu de place à la résonance. D’autant qu’elle ne peut avoir lieu si on cherche à la créer artificiellement, à la rendre disponible. C’est ce qui explique le succès de la pleine conscience qui essaie de créer une disposition d’esprit qui rende possible la résonance. Il faut faire attention avec ce mouvement qui part du principe que l’on peut entrer en résonance avec tout, l’accent est mis sur l’individu, le sujet, alors que pour moi il s’agit d’une relation, une sorte d’appel qui ne dépend pas que de nous.
Ce qui tue la résonance aujourd’hui, ce sont trois éléments que le néolibéralisme a réussi à imposer : le manque de temps permanent, la mise en concurrence constante des individus et l’angoisse existentielle qu’impliquent les conditions sociales de ce néolibéralisme. Pour faire l’expérience de la résonance, il faut être vulnérable, accepter la possibilité d’être blessé par la relation. Le traumatisme, c’est justement cela, avoir été tellement blessé par une expérience que l’on se coupe de toute possibilité de résonance. La société présente comme fondamentalement irrationnelle cette vulnérabilité inhérente aux expériences de résonance. Ce qui est valorisé est une optimisation de tous les aspects de la vie.
source :
Hartmut Rosa Rendre le monde indisponible