Les transformations sociales ne sont pas neutres psychiquement : elles entraînent des formes inédites de souffrance, souvent invisibles ou déniées dans l’espace public. La société contemporaine, marquée par la mondialisation, l’individualisme et l’accélération du temps social, transforme en profondeur les subjectivités. Ces mutations sociétales affectent les modes de vie, les rapports sociaux et les formes d’existence, et s’accompagnent de l’émergence ou de la transformation de troubles psychiques que l’on qualifie aujourd’hui de « nouvelles psychopathologies ». Ces dernières ne sont pas toujours nouvelles dans leur structure, mais dans leur mode de manifestation, leur fréquence, leur intensité ou leur rapport au contexte social.
Mutation du lien social et nouvelles formes de souffrance
Les sociétés occidentales contemporaines se caractérisent par la valorisation d’un idéal de performance individuelle, de compétitivité et d’autonomie. Cette orientation culturelle n’est pas sans effets sur le lien social ni sur les subjectivités qu’elle façonne. Loin d’être purement économique ou organisationnelle, cette mutation est aussi psychique, affectant profondément le rapport des individus à eux-mêmes et aux autres. L’individu, libéré des structures traditionnelles d’appartenance, se trouve en proie à une nouvelle forme de souffrance, diffuse, souvent silencieuse, symptôme d’une société en perte de repères collectifs. Christophe Dejours analyse la manière dont le monde du travail, autrefois source de reconnaissance sociale et de fierté, est devenu un lieu de désubjectivation. Dans Travail vivant, il souligne que les nouvelles formes de management par objectifs, individualisées, fragilisent les collectifs de travail, suppriment les médiations symboliques, et isolent les travailleurs dans une logique de concurrence permanente. Le lien social s’y efface au profit de rapports instrumentaux, laissant place à une souffrance éthique.
(les nouvelles pathologies profesionnelles)
De la société disciplinaire à la société de performance
Dans La fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg montre que la figure de l’individu contemporain repose sur l’injonction à l’autonomie : il doit s’autodéterminer, s’accomplir, « devenir soi-même ». Cette injonction constitue un tournant anthropologique. Là où la modernité disciplinaire imposait la conformité et la répression des désirs (Freud, Foucault), la postmodernité (notre époque actuelle) célèbre la liberté, la créativité et l’auto-entrepreneuriat du sujet. Mais cette liberté apparente est ambivalente : elle transfère la responsabilité de la réussite – ou de l’échec – sur l’individu lui-même. Ce déplacement produit une société où le sujet devient son propre exploiteur. Dans ce contexte, les pathologies évoluent : on ne parle plus tant de névrose que de dépression, de burn-out, d’angoisse chronique. Ces troubles ne sont plus les effets d’un conflit entre pulsion et interdit, mais les symptômes d’un épuisement à devoir sans cesse prouver sa valeur dans un monde sans garanties. L’absence de stabilité – dans l’emploi, dans les relations, dans les valeurs – prive l’individu de repères nécessaires à la construction d’une identité durable. Il en résulte un sentiment de déracinement, de vacuité, voire de honte face à l’incapacité d’être à la hauteur des attentes sociales.
(Le Burn-out : les techniques pour pas se laisser déborder)
Une souffrance sans nom : vers une clinique de l’individu incertain
Ce nouveau type de souffrance est d’abord une souffrance de la reconnaissance. L’individu ne souffre pas seulement de son sort matériel ou de conflits intrapsychiques, mais de l’absence d’un regard signifiant de l’autre, d’un espace où sa singularité pourrait être accueillie. Il s’agit d’une souffrance diffuse, sans objet clair, souvent tue, car elle ne relève pas du pathologique classique, mais d’un malaise existentiel généralisé qui renforce un sentiment de solitude existentiel.
(la solitude comme souffrance sociale)
Une société sans idéal commun ?
La perte d’un horizon collectif, d’une finalité partagée, participe de cette souffrance. Là où jadis des récits collectifs – politiques, religieux, révolutionnaires – pouvaient offrir un sens à l’existence individuelle, la société actuelle délègue à chacun le soin de se donner ses propres raisons de vivre. Ce déficit d’idéal commun produit une fatigue de l’existence, une forme d’épuisement moral, une fragilisation du désir de vivre ensemble.
(l’importance des questions spirituelle ou métaphysique)
( l’importance d’avoir du sens dans sa vie)
( le manque de récit social et collectif)
Hyperconnexion et fragmentation psychique
Les travaux de Bernard Stiegler (notamment La société automatique) soulignent que l’économie numérique repose sur une captation systématique de l’attention, transformée en marchandise. Les algorithmes exploitent les failles cognitives pour maintenir l’usager dans une logique de disponibilité constante, induisant une attention fragmentaire, réactive, pulsionnelle. Loin de libérer, cette attention sous tension empêche toute concentration prolongée, toute intériorisation profonde. L’omniprésence des notifications, des flux en temps réel, et des sollicitations multiples crée un régime d’urgence permanente, qui court-circuite les processus de symbolisation. Le temps psychique, nécessaire à la digestion affective et à la pensée réflexive, est compromis. Le sujet n’a plus le loisir d’élaborer : il réagit, souvent sans médiation, dans une immédiateté compulsive, une « dictature de l’instant ».
(le lien entre notre état psychique et les actualités)
( les risques psychiques qui peuvent être lié à une façon d’utiliser son smartphone)
L’attention n’est pas seulement une fonction cognitive : elle est constitutive du noyau subjectif. Être attentif, c’est se rassembler en un point de vue, un centre de gravité. Lorsque l’attention est dispersée en permanence, le sujet tend à se dissocier, à se vivre comme une juxtaposition de fragments : avatars multiples, identités sociales éclatées, pensée entrecoupée de stimuli concurrents. Le « moi numérique » devient un collage instable. De nombreux cliniciens observent une montée des troubles anxieux, des états de fatigue mentale chronique, des difficultés de concentration et de mémoire. Serge Tisseron parle d’« hypermnésie inutile » : le cerveau stocke, mais ne pense plus. L’accès illimité à l’information court-circuite l’apprentissage profond. Le sujet devient un relais informationnel, mais perd sa capacité à inscrire les événements dans une continuité psychique.
(la fatigue : nouveau mal du siècle)
Isolement paradoxal et déliaison sociale
Sherry Turkle, dans Alone Together, parle d’une solitude en réseau : on est en contact permanent avec les autres, mais ces relations sont souvent superficielles, désincarnées, sans réelle profondeur affective. La présence de l’autre est médiatisée, partielle, conditionnelle. Le lien social devient fonctionnel, fragmenté, volatil. Cela produit un isolement paradoxal : on n’est jamais seul, mais jamais pleinement avec l’autre. La médiation numérique tend à aplanir la rencontre avec l’altérité. Le conflit, la contradiction, la complexité sont évités au profit d’une communication fluide, mais souvent dénuée d’épaisseur. L’autre devient un « profil », un « fil », un écho algorithmique de soi-même. Cette désincarnation du lien nuit à la construction du sujet, qui a besoin de l’autre dans des liens profond et autentiques pour se structurer.
( l’importance de refaire des liens sociaux solide)
Loin d’être un simple outil, l’hyperconnexion constitue un environnement total qui reconfigure en profondeur nos manières de sentir, de penser et de nous relier. Elle produit une subjectivité éclatée, sursollicitée, vulnérable à l’épuisement psychique. Face à cette fragmentation, une réflexion clinique et politique s’impose : comment retrouver une écologie de l’attention, une continuité intérieure, une capacité de présence à soi et à l’autre ? Ce défi engage non seulement les thérapeutes, mais aussi les éducateurs, les penseurs du commun, et les architectes de nos mondes numériques.
Narcissisme contemporain et fragilité identitaire : le moi sous pression
Dans son ouvrage fondateur La culture du narcissisme, Christopher Lasch décrit l’émergence d’un type de personnalité propre aux sociétés post-industrielles. À mesure que s’effacent les appartenances collectives stables (famille, Église, nation), l’individu se recentre sur lui-même. Privé de structures symboliques fortes, il développe une insécurité de base qu’il tente de compenser par la performance, l’image et la consommation. Alain Ehrenberg, dans La fatigue d’être soi (1998), montre que l’individu contemporain, sommé d’être autonome et performant, devient responsable de son identité. Il ne peut plus s’appuyer sur des rôles prescrits ou des récits collectifs. Cette liberté apparente engendre une angoisse identitaire : l’individu oscille entre suraffirmation de soi et sentiment d’insuffisance. Le narcissisme n’est pas ici excès de confiance, mais stratégie de défense contre une faille du moi.
Les réseaux sociaux favorisent une économie de la mise en scène de soi. Le moi contemporain devient « profil », « image », soumis aux logiques de l’audience, du like, de la comparaison. Cette visibilité permanente est une quête de confirmation : « je suis si je suis vu ». Mais cette exposition n’assure pas l’identité, elle la rend dépendante du regard de l’autre, dans un mouvement perpétuel d’auto-marketing.
Le narcissisme contemporain n’est pas un excès d’amour de soi, mais une tentative de stabiliser une identité précaire dans un monde qui ne propose plus de repères symboliques solides. Il témoigne d’une subjectivité en quête de reconnaissance dans une société de la performance, de l’image et de l’évaluation continue. Penser cette fragilité identitaire implique de revaloriser les espaces de lien, de parole et de transmission, qui permettent au sujet de se construire dans une altérité vivante, et non dans le miroir stérile de sa propre image.
( l’importance d’une construction psychique interne, de notre intériorité)
La médicalisation du mal-être et la normalisation psychique
Le DSM-5, publié par l’American Psychiatric Association, a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment pour son inflation nosographique. Des états qui relevaient jadis de la variation normale des comportements – timidité, deuil, hyperactivité infantile, agitation adolescente – sont désormais requalifiés en troubles mentaux. Allen Frances, psychiatre et principal auteur du DSM-IV, dénonce cette dérive dans Saving Normal, évoquant une « épidémie de faux diagnostics » qui menace de transformer la souffrance humaine en pathologie. Cette classification s’accompagne d’un usage massif de psychotropes : antidépresseurs, anxiolytiques, stabilisateurs de l’humeur, stimulants. Ce recours tend à individualiser et médicaliser des problématiques souvent liées à des contextes sociaux ou existentiels. Le symptôme n’est plus interrogé, il est éradiqué. Le soin, au sens d’un accompagnement dans la crise, est remplacé par une logique de correction fonctionnelle.
Roland Gori : la psychiatrisation du mal-être comme symptôme social
Dans La fabrique des imposteurs, Roland Gori analyse cette psychiatrisation comme un symptôme civilisationnel. L’individu est désormais sommé de s’adapter, de produire, de performer. Toute forme de retrait, d’hésitation ou de désajustement devient suspecte. Dans cette logique, la souffrance psychique n’est plus comprise comme un langage ou une expérience humaine, mais comme une défaillance à corriger. La fragilité devient une faute. Gori rappelle que le symptôme, est une tentative de mise en sens d’un conflit, d’un impossible à dire. En le réduisant à une anomalie biologique, on désubjective la souffrance. Le sujet n’est plus écouté, mais géré. Cette logique rejoint la critique foucaldienne selon laquelle la psychiatrie moderne fonctionne comme un dispositif de normalisation sociale, au service d’un ordre qui ne tolère ni la dissidence, ni l’ambiguïté.
Cette médicalisation du mal-être participe à une redéfinition anthropologique : l’humain n’est plus cet être faillible, traversé par des conflits internes et des incertitudes, mais un organisme à optimiser. L’idéal devient celui d’une subjectivité transparente, efficace, adaptée. Ce modèle est profondément normatif : il rejette l’écart, l’échec, la lenteur, et les transforme en dysfonctionnements. Face à cette dérive, plusieurs voix appellent à une repolitisation de la souffrance psychique. Il s’agit de redonner sens aux symptômes, de les comprendre comme des signes à interpréter plutôt que comme des erreurs à supprimer. La psychothérapie, la psychanalyse, mais aussi les approches communautaires ou narratives du soin, permettent de sortir de l’impératif d’adaptation pour accueillir le mal-être comme un lieu de subjectivation.
( le risque d’utiliser la psychologie pour « normaliser » une société)
Conclusion
Les nouvelles psychopathologies de la société contemporaine ne sont pas déconnectées de leur contexte historique et social : elles en sont au contraire les symptômes les plus visibles. Ces troubles traduisent une crise du lien, du sens, du temps, de la subjectivité. Face à cette situation, il est essentiel de développer une approche clinique qui prenne en compte non seulement l’individu, mais aussi son environnement, ses contraintes sociales et culturelles. Une critique des normes contemporaines de performance, de visibilité et de consommation apparaît dès lors comme une nécessité éthique autant que thérapeutique.
Les domaines de la psychanalyse entre corpus théorique, anthropologie, et pratique thérapeutique